APCE - Rapport sur la situation en République tchétchène

Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie
Rapporteur: M. Tadeusz Iwinski, Pologne, Groupe Socialiste

http://stars.coe.fr/index_f.htm

Doc. 9330 (extraits)
22 janvier 2002

I. Conclusions de la commission

Recommandations aux autorités russes et tchétchènes:

a. pas de retour forcé;

b. maintien de la possibilité de rester dans les camps et de bénéficier de l'aide d'urgence pour tous ceux qui ne veulent pas rentrer au pays;

c. créer les conditions d'un retour massif en toute sécurité et dignité, et notamment renforcer l'obligation faite aux forces armées fédérales de rendre des comptes, accélérer les enquêtes sur les cas de violation des droits de l'homme, et étendre le contrôle des civils sur les actions militaires;

d. intensifier les efforts pour promouvoir le développement économique et social et la reconstruction de la République;

e. associer les représentants des populations déplacées à l'élaboration des programmes et projets de retour;

f. envisager l'adhésion à la Banque de développement du Conseil de l'Europe afin de bénéficier des moyens financiers qu'elle offre pour reconstruire la Tchétchénie;

g. simplifier encore la réglementation concernant l'accès des organisations humanitaires à la République tchétchène;

h. étudier d'autres moyens plus efficaces de gérer l'aide d'urgence (en versant, par exemple, des allocations au lieu de distribuer de la nourriture aux personnes déplacées à l'intérieur du territoire (PID)). En outre, ne pas obliger les organisations humanitaires internationales à acheter des marchandises humanitaires par l'intermédiaire d'une agence russe spécialisée, à des prix plus élevés que ceux pratiqués sur le marché libre;

i. exercer un meilleur contrôle sur la distribution de l'aide et faire en sorte qu'elle parvienne directement aux intéressés;

j. exercer un meilleur contrôle sur la gestion des camps et renforcer l'obligation pour les directeurs des camps de rendre des comptes, afin d'éliminer toute éventuelle corruption et autres irrégularités;

k. envisager d'assurer la présence de représentants du Bureau du Procureur dans les camps;

l. promouvoir le développement de la société civile en Tchétchénie et faciliter l'action des ONG locales;

m. organiser des visites régulières de hauts Représentants de l'Administration tchétchène dans les camps de réfugiés tchétchènes des républiques voisines.

Recommandations à la communauté internationale:

a. renforcer la présence internationale en Tchétchénie;

b. intensifier l'aide aux PID en République tchétchène et en Ingouchie;

c. accroître l'aide financière;

d. promouvoir le développement de la société civile en Tchétchénie et la coopération avec les ONG locales.


III. Exposé des motifs par M. Iwinski

...

2. Deux ans après le déclenchement du deuxième conflit armé en Tchétchénie, la situation humanitaire reste difficile dans le Caucase du Nord. On compte près de 300 000 personnes déplacées à l'intérieur du territoire (PID)[2]. Sur ce nombre, il reste environ 150 000 PID recensés en Ingouchie, 130 000 en Tchétchénie, 13 000 au Daguestan, en Ossétie du Nord, sur le territoire de Stavropol, et dans les Républiques de Kabardino-balkarie et Karatchaïevo-Tcherkessie.

3. Il y a des mouvements constants entre la Tchétchénie et l'Ingouchie. Malgré les efforts des autorités fédérales pour encourager les retours, on n'observe aucun mouvement massif; tout au contraire, on constate de nouvelles arrivées en Ingouchie. Selon une enquête des Nations Unies, par exemple, entre août et octobre 2001, pas moins de 3 220 autres personnes déplacées sur le territoire ont quitté la Tchétchénie pour l'Ingouchie. Dans le même temps, 1375 personnes sont rentrées d'Ingouchie en Tchétchénie.[3]

4. Depuis avril 2001, les autorités fédérales ne recensent les PID en Ingouchie que de manière irrégulière, ce qui est préoccupant. En effet, les personnes déplacées depuis cette date ne sont pas recensées et, par conséquent, n'ont ni assistance, ni droit lié au statut de personne déplacée. On estime leur nombre entre 20 000 et 50 000.

5. Sur le nombre total de 170 à 200 000 PID tchétchènes en Ingouchie, 30 000 environ se trouvent dans des camps, 30 000 autres dans des "colonies spontanées" et les personnes restantes sont hébergées chez des particuliers. Ces PID constituent une lourde charge pour la population locale qui représente 300 000 personnes.

6. La situation dans les camps est difficile, notamment pendant les mois d'hiver. Les tentes des camps ont été montées en 1999 pour durer huit mois, mais nombre d'entre elles servent depuis trois hivers. Les vêtements chauds et les chaussures, notamment pour les enfants, font défaut. De la nourriture est distribuée régulièrement mais sa qualité est souvent mauvaise et il n'y a ni légumes, ni lait pour les enfants. De même, il y a parfois pénurie de médicaments, en particulier d'antibiotiques, et l'on signale des cas de tuberculose et d'hépatite de type A.

7. Depuis avril 2001, les autorités ingouches n'ont reçu aucune indemnité des autorités fédérales russes, notamment pour fournir l'électricité dans les camps. Presque toute l'aide humanitaire d'urgence vient de la communauté internationale.

8. La situation dans les "colonies spontanées" est encore plus grave. Les hébergements provisoires sont souvent des abris construits avec des piquets et des briques en terre glaise et papier. Les conditions de vie sont désastreuses car il n'y a pas d'installation sanitaire appropriée, pas de gaz, ni d'électricité, et donc pas de chauffage. Ces lieux d'hébergement sont souvent surpeuplés et de nombreux habitants appartiennent aux catégories de la population les plus vulnérables, certains d'entre eux souffrant de blessures de guerre et/ou de traumatismes. Bien qu'en principe, les traitements médicaux soient gratuits, de nombreux PID se plaignent que les hôpitaux n'acceptent que les patients en mesure de payer.

9. Cela étant, le rapporteur estime que, quoique difficile, la situation en Ingouchie reste gérable et s'est même améliorée depuis sa dernière visite en novembre 2000. En particulier, les pensions et les prestations sociales sont versées régulièrement, les arriérés de paiement ont été régularisés, beaucoup de tentes ont été remplacées et plus aucun PID ne vit dans les wagons de chemin de fer utilisés comme hébergement à Karabulak et Svernovodsk. Par ailleurs, la situation dans le domaine de l'éducation s'est considérablement améliorée. Tous les enfants sont scolarisés. Le Rapporteur a visité une nouvelle école pour 550 enfants dans le camp de réfugiés de Karabulak, ouvert en 2001 et dirigé par l'UNICEF.

10. Le rapporteur a appris qu'environ 13 000 familles d'accueil avaient reçu, à deux reprises, une allocation de 100 $ chacune du Gouvernement suisse. Cette aide a été grandement appréciée par les personnes concernées.

11. En outre, un certain nombre de Tchétchènes vivant en Ingouchie (environ 30 %, selon les estimations des Autorités) ne devraient plus être considérés comme des PID mais plutôt comme des migrants économiques. Ils ont créé de petites entreprises et ne retourneront sans doute plus en Tchétchénie.

12. Depuis avril 2001, les autorités fédérales prétendent que la situation en Tchétchénie permet le retour des PID et ont mis en place diverses mesures incitatives pour les convaincre de rentrer. Les pensions et prestations sociales, par exemple, sont versées sur le lieu de résidence et il n'est plus possible de s'inscrire comme PID. Il est certain que, dans leur vaste majorité, les personnes déplacées sur le territoire souhaitent rentrer chez elles mais les conditions de sécurité actuelles les empêchent apparemment de le faire, ce qui n'est guère surprenant.

13. La précarité des conditions de sécurité en Tchétchénie rend l'intervention humanitaire internationale particulièrement difficile. Ce n'est qu'en mai 2000 que les organisations internationales ont pu engager une opération d'envergure afin de distribuer des vivres et d'apporter d'autres aides à la population sur le territoire tchétchène. A Grozny, une aide alimentaire substantielle est fournie depuis septembre 2000. Jusqu'à présent, aucune des organisations humanitaires internationales n'a de membre non autochtone présent en permanence en Tchétchénie; elles opèrent généralement à partir du territoire ingouche.

14. Malheureusement, les conditions de sécurité ne sont pas les seuls obstacles à l'aide humanitaire internationale. La lenteur des procédures bureaucratiques (par exemple, pour l'inscription des personnes et les visas), l'obligation d'acheter à des prix majorés des marchandises humanitaires par l'intermédiaire de l'agence humanitaire russe spécialisée, les permis de transit, les restrictions imposées aux liaisons par radio, etc. empêchent de nombreuses organisations internationales de mener leurs activités en Tchétchénie.

15. Il convient de clarifier davantage la question de l'achat de marchandises humanitaires à des prix majorés. Le rapporteur a été informé qu'une partie des marchandises destinées à être distribuées aux PID est revendue (par les PID elles-mêmes, parfois) sur le marché libre, ce qui entraîne une baisse considérable du prix de ces marchandises dans les régions habitées par des PID. Les PID elles-mêmes ont suggéré qu'on ne leur fournisse pas de marchandises mais plutôt des prestations en espèces, ce qui, disent-elles, leur permettrait d'acheter un plus grand nombre de marchandises (à des prix moins élevés) mais aussi d'adapter la nourriture aux besoins individuels (en achetant, par exemple, des légumes et du lait pour les enfants, ce qui manque cruellement dans le cadre de l'aide d'urgence fournie dans les camps).

16. Le 31 octobre 2001, un mémorandum d'accord a été signé par le Gouvernement et les Représentants des Nations Unies et d'autres ONG. Ce document réglera, espère-t-on, certains des problèmes précités. Les travailleurs humanitaires, par exemple, recevront des laissez-passer qui seront valables au moins trois mois et garantiront la liberté de mouvement au sein de la République.

17. Le rapporteur a visité deux camps à Znamenskoje et a constaté des améliorations tangibles depuis sa dernière visite en novembre 2000. De nouvelles tentes ont été livrées avant et après le nouvel an pour remplacer les anciennes, montées en 1999. Il a été informé que les personnes de ces deux camps qui le souhaitent pourront retourner à Grozny au cours du premier trimestre 2002. Il a également visité des logements récemment rénovés et destinés aux personnes qui rentreront à Grozny.

18. Il convient, toutefois, de souligner que les conditions de vie pour les habitants de Grozny restent particulièrement difficiles. La ville est, en grande partie, détruite et le nombre d'habitants qui s'élevait à plus de 350 000 dans les années 80 et à 213 000 en 1997 était tombé à moins de 20 000 au plus fort de la campagne militaire de janvier 2000. A présent, les autorités estiment qu'environ 150-200 000 personnes, sur les 700 000 vivant en Tchétchénie, se trouvent à Grozny. Plus de 30 % de la population actuelle de Grozny vit comme des PID. Depuis mai 2000, la plupart des logements encore en état de servir d'abris sont occupés et, il y a peu de chances de trouver de nouveaux abris pour ceux qui sont toujours déplacés. Outre l'amélioration des conditions générales de sécurité, la reconstruction des habitations est, par conséquent, l'une des conditions préalables essentielles pour un retour durable des PID à Grozny.

19. Les vivres sont distribués par les deux principales organisations humanitaires internationales non-gouvernementales qui opèrent à Grozny: la Fondation tchèque "People in need" (PINF - populations dans le besoin) et le "Danish Refugee Council/Danish Peoples Aid" (DRC/DPA - Conseil danois pour les réfugiés/secours danois aux populations). En outre, le Comité international de la Croix Rouge (CICR) et l'"American International Rescue Committee" (IRC - comité international de secours américain) fournissent également de la nourriture et des secours d'urgence non-alimentaires, tandis que Médecins du Monde (MDM) apporte une aide médicale à Grozny. Le HCR est également très actif. L'aide humanitaire dans son ensemble est actuellement insuffisante pour couvrir les besoins vitaux de la population de Grozny.

20. La situation socio-économique est très précaire. Selon les informations reçues des autorités fédérales, le Gouvernement a élaboré et met actuellement en œuvre le programme de rétablissement de l'économie et du secteur social de la République Tchétchène, approuvé en janvier 2001. Le budget pour le programme 2002 a triplé par rapport à celui de 2001. En coopération avec l'administration locale, environ 69 000 emplois temporaires, principalement dans le domaine de la restauration, de la réhabilitation et de la reconstruction ont été créés. La remise en état de l'infrastructure est en cours. Les autorités envisagent de détruire, en coopération avec les Allemands, les bâtiments qui ne peuvent être reconstruits et de les remplacer par de nouvelles habitations construites entre Grozny et Argun. Par ailleurs, deux centrales, pour l'électricité et le chauffage fonctionnent ainsi qu'une raffinerie de pétrole de Grozny, (produisant 3 000 tonnes de pétrole par jour); le système d'approvisionnement en gaz est rétabli; certaines habitations ont été rénovées; l'infrastructure des transports comprenant des bus à Grozny et la liaison ferroviaire avec Moscou, a été remise en état; quant aux communications téléphoniques et aux transports aériens, ils sont sur le point de l'être. Plusieurs établissements d'enseignement, dont trois universités, ont été ouverts en septembre 2001 et les hôpitaux sont en reconstruction. Plus de dix journaux sont diffusés dans la République (ils sont imprimés hors de Tchétchénie) et 80 % de la population reçoit trois chaînes de télévision.

21. Depuis le 1er novembre 2001, les chômeurs de Tchétchénie (150 000) perçoivent des allocations de chômage. Le nombre de personnes retraitées bénéficiant d'une pension serait de 160 000. Les membres de nombreuses familles ont pour seul revenu les indemnités de chômage et les pensions. Ils doivent être inscrits sur le territoire de la République tchétchène.

22. Toutefois, selon les rapports des ONG, il n'y a pas beaucoup de preuves que la reconstruction progresse dans la ville. Certaines organisations internationales fournissent des aides sous forme de matériaux de construction.

23. Malgré ces efforts, moins de 50% des enfants de Grozny vont actuellement à l'école. Il faut d'urgence attirer l'attention des organisations humanitaires qui fournissent de l'aide en matière d'éducation sur cette situation. Plus généralement, il est préoccupant de constater la frustration croissante ressentie par les jeunes qui sont au chômage et n'ont pas de perspectives d'avenir. La toxicomanie et l'alcoolisme se propagent parmi eux. La situation de nombreux jeunes est encore aggravée par le fait qu'ils n'ont pas été scolarisés ces dernières années.

24. Toutefois, la précarité de la situation sécuritaire est l'une des principales raisons pour lesquelles les personnes déplacées de Tchétchénie et notamment de Grozny envisagent leur retour avec réticence. Tant que se produisent de graves violations du droit humanitaire et des droits de l'homme, notamment des meurtres, des disparitions et des actes de torture, il n'y aura pas de retours massifs. Dans ce contexte, le rapporteur estime souhaitable d'assurer aussi la présence de représentants du Bureau du Procureur dans les camps, de sorte que les PID puissent plus facilement déposer leur plainte concernant les cas de violation des droits de l'homme. Le rapporteur souligne qu'en aucun cas, il ne doit y avoir de retour forcé.

25. Il est manifeste que la situation humanitaire restera précaire encore longtemps et que la plupart des PID vulnérables resteront grandement dépendantes de l'aide extérieure.

26. Il y a un véritable danger de voir diminuer le soutien des donateurs internationaux aux opérations humanitaires dans le Caucase du Nord alors que la crise n'est toujours pas réglée. Il faudrait parer à ce danger et le rapporteur invite les donateurs à maintenir, et même à intensifier, leur aide financière.