Un rapport du Centre des droits de l'Homme "Mémorial"

Le "nettoyage" du village d'Alleroï, 16-27 août 2001

2 septembre 2001

Le 24 août 2001 le Centre des droits de l'Homme "Mémorial" a rendu public sur le "nettoyage" du village d'Alleroï des informations qu'il tenait de plusieurs sources. Le 2 septembre 2001 la collaboratrice du Centre des droits de l'Homme Natalia Estemirova a interrogé à Alleroï un certain nombre d'habitants ; elle s'est rendue dans les maisons qui avaient été pillées, dans les ruines des maisons brûlées. L'information qu'elle a recueillie confirme totalement ce qu'avait déjà annoncé "Mémorial" - à une seule exception. Il n'y a pas de confirmation de l'exécution de neuf personnes. Nous présentons ici la description du "nettoyage" d'Alleroï, établie à partir de l'information recueillie dans le village.

Le 16 août à l'aube le village d'Alleroï, dans la région de Kourtchaloï, a été encerclé par des véhicules militaires. Quelques milliers de militaires ont participé à l'opération (selon les habitants - au moins 7000). Apparemment, participaient à l'opération non seulement des militaires des forces fédérales, mais aussi des membres des sections spéciales du Ministère de l'Intérieur et du FSB.

Ensuite, a été annoncé à la télévision qu'une opération pour arrêter Maskhadov avait été menée. Cependant, les habitants affirment que Maskhadov n'était pas dans le village à ce moment là. Même s'il s'y trouvait, l'opération n'aurait sûrement pas été couronnée de succès, dans la mesure où l'approche des lourds véhicules militaires avait été entendue par les habitants de nombreux villages environnants, par lesquels ils étaient passés, et ceux-ci auraient pu le prévenir du danger.

Malgré tout, un petit groupe armé, des habitants d'Alleroï sans doute membre des formations armées tchétchènes, s'est retrouvé bloqué dans le village. Selon les informations données par les médias lors de la tentative de sortie de ce village les membres de ce groupe se sont heurtés à des militaires russes ; dans les combats qui s'ensuivirent, six membres de ce groupe ont été tués. Selon les habitants d'Alleroï, ces six hommes ont été faits prisonniers et ensuite fusillés ; leurs corps auraient porté des traces de torture. Cependant, du point de vue de Centre des Droits de l'Homme "Mémorial" il n'y a aucune information certaine permettant d'affirmer que ces personnes ne sont pas mortes au combat.

Au cours de la matinée, les véhicules militaires sont entrés dans le village ; Alleroï a été mis sous contrôle complet des militaires. Les mouvements de la population dans le village ont été interrompus. Quelques habitants n'ont pas eu l'autorisation de sortir de leur cour pendant plusieurs jours, c'est pourquoi le manque de produits d'alimentation s'est fait sentir.

En entrant dans le village, les militaire ont ouvert un feu désordonné. Les tirs ont recommencé plus d'une fois les jours suivants. En résultat de ces tirs indiscriminés, le 18 août un habitant d'Alleroï de 20 ans, Bisultanov, a été mortellement blessé.

Dans la mesure où les médecins du village avaient été arrêtés au début du "nettoyage", les blessés n'ont pas pu recevoir une aide médicale qualifiée.

Le premier jour du nettoyage d'Alleroï le village de Tsentoroï, situé à côté, avait été bloqué. Lors de cette opération les militaires ont tué un jeune homme de 17 ans qui travaillait dans son potager, un neveu au deuxième degré de Kadyrov. "Mémorial" et les médias, parlant au début de ce cas, avaient dit que la victime était un berger.

***

Au cours des dix jours du "nettoyage", les militaires ont arrêté massivement et arbitrairement la population masculine du village, à partir de 14 ans. La majorité des personnes arrêtées a été emmenée dans une division militaire basée sur une hauteur non loin d'Alleroï. Cet endroit a déjà eu le temps d'acquérir une triste réputation - depuis un an on y détenait dans des fosses les civils arrêtés, qui étaient traités de manière particulièrement cruelle. Les personnes arrêtées à Alleroï ont été placées non seulement dans des fosses, mais aussi dans un réservoir qui avait servi auparavant à garder de l'eau. Une puanteur terrible émanait de ce réservoir. Selon les habitants d'Alleroï; près de 700 personnes ont été emmenées dans cette unité militaire.

Le 17 août les habitants d'Alleroï prisonniers ont été rejoints par trois combattants, apparemment faits prisonniers longtemps auparavant et à un autre endroit. Ils étaient couverts de vieilles blessures purulentes. Les habitants d'Alleroï ont été mis à côté des combattants et photographiés. Quelques un des détenus ont été photographiés avec une mitraillette autour du cou.

Les détenus ont été soumis à des interrogatoires, afin qu'ils disent où se trouve Maskhadov, ont été forcés de signer des aveux d'appartenance aux "bandes armées illégales". Les interrogatoires étaient menés par des enquêteurs du FSB, qui eux mêmes se conduisaient avec les détenus de manière relativement correcte. Cependant, il suffisait aux enquêteurs de s'éloigner pour que les gardiens (apparemment des membres de sections spéciales) battent et torturent les détenus.

Plusieurs ont été torturés à l'électricité ; les électrodes étaient mises aux doigts des mains et des pieds ainsi qu'aux organes génitaux. Certains ont eu les électrodes posées au oreilles et on se moquait d'eux en leur demandant s'ils voulaient "téléphoner". Certains ont eu la tête comprimée par des garrots.

Un certain nombre de détenus, n'a pas supporté les tortures et signé des "aveux".
Le 18 août, lors d'un de ces "interrogatoire", un jeune homme du nom de Soltamouradov a été battu à mort.

Les militaires ont également maltraité les femmes arrêtées. Ainsi, la femme d'un des hommes arrêté, Moussaev, a été emmenée à la base militaire. Lui même à été sauvagement battu et sa femme a été complètement déshabillée et tailladée au couteau ; on a menacé d'égorger leur enfant. Moussaev a signé tous les papiers qu'on lui donnait. Ensuite, la femme a été libérée.

Une jeune fille de 17 ans a été arrêtée parce qu'elle avait répondu abruptement à un des militaires. Elle a été traînée dans tout le village et emmenée dans la division militaire. Ce n'est que le deuxième jour que sa famille a pu la faire libérer, avec l'aide de représentants de la kommendantur du district.

Dans le cantonnement militaire a eu lieu la "filtration" des détenus. Certains étaient relâchés après un interrogatoire, d'autre ont été emmenés à Kourtchaloï, dans un isolateur de détention provisoire (IVS). C'est là qu'ont été emmenés les gens qui avaient signé des "aveux", les blessés (au cours du "nettoyage" certains habitants ont été blessés par les tirs désordonnés, parmi lesquels des femmes) et tous ceux qui semblaient suspects aux militaires.

Ainsi a été emmenée une femme dont on a su qu'elle avait activement participée à des meetings. On y a envoyé également, après l'avoir sévèrement battu, un homme qui enseignait aux jeunes garçons et aux adolescents le karaté - il était accusé de former des combattants.

Au 2 septembre 2001 11 des 52 personnes emmenées dans l'IVS de Kourtchaloï avaient été libérées. Aucun n'a été interrogé lors de sa détention à Koourtchaloï. Parmi ceux qui sont toujours détenus se trouvent : un malade mental, un malade de tuberculose (déclarée), le vieil Aïskhanov blessé (cf infra), son fils blessé par un éclat à la mâchoire, deux femmes dont l'une est accusée d'avoir participé aux meetings et l'autre de ce qu'on a trouvé une mitrailleuse dans son potager.

Ceux qui avaient passé la "filtration" souvent ne sont pas arrivés jusqu'à chez à eux. Ils rentraient à pied dans le village "nettoyé". Des militaires d'autres unités les arrêtaient et les emmenaient à nouveau à la base militaire. Certains des habitants sont ainsi passés 4 ou 5 fois par la filtration, ce qui a fini par être gênant pour les militaires. Alors les officiers responsables du nettoyage, après discussion avec les habitants, ont proposé à ceux qui avaient passé la filtration d'aller dans l'école du village et d'y rester jusqu'à la fin de l'opération. Jusque là, dans l'école les militaires avaient réuni pendant deux jours les jeunes de 14-16 ans.

Les militaires ont mis dans l'école un ordinateur, sur lequel ils ont commencé à vérifier les personnes arrivant à partir de bases de données dont ils disposaient. Au fur et à mesure, les gens ont commencé à y venir d'eux même, en espérant passer le contrôle sur l'ordinateur et éviter la "filtration" dans la division militaire. En conséquence; 2700 personnes se sont réunies dans l'école. Le manque de place a obligé un grand nombre d'entre eux à dormir dans la cour - c'est ainsi qu'ils ont passé sept jours.

Le troisième ou quatrième jour du nettoyage se sont réunis autour de l'école une foule de femmes qui apportaient de la nourriture pour leurs parents à l'intérieur. A ce moment vers l'école est arrivé un militaire (apparemment un de ceux qui commandaient l'opération). Les hommes comme les femmes se sont adressés à lui en se plaignant de l'arbitraire qui se déroulait. Cet homme, qui s'est présenté comme un général, a répondu : "Bandits, je n'ai pas pitié de vous. Je n'ai pitié que des femmes et des enfants". Et s'adressant à ses subordonnés "Mes aigles. N'épargnez pas leurs maisons!".

***

Dans les maisons ne restaient que les femmes, les vieillards et les enfants. Les militaires menaçaient de brûler les maisons où ils ne trouveraient ne serait-ce qu'une cartouche ; les habitants avaient peur moins qu'on les pille qu'on ne leur mette des munitions ou des armes.

Le plus souvent, lors des contrôles des maisons les habitants étaient chassés dans la cour et tenus en joue. Pendant ce temps tout ce qui plaisait aux "contrôleurs" était sorti de la maison : tapis, téléviseurs, appareils audio et vidéos, bijoux en or, argent.

Au début du nettoyage, dans les trois maisons voisines de celle des Moussaev les militaires ont arrêté tous les hommes, ils ont forcé les femmes et les enfants à descendre dans la cave de la maison du milieu, et ont fait exploser les deux autres. Ensuite, ils ont arrosé d'essence la maison du milieu et y ont mis le feu. Pendant un moment, ils n'ont pas laissé les femmes et les enfants sortir de la cave, malgré le fait qu'ils pouvaient être étouffés par la fumée. Les militaires sont partis en emmenant les hommes. Ce n'est qu'après que ceux qui se trouvaient dans la cave de la maison en feu ont pu sortir.

Ont été aussi explosées puis brûlées les maisons des Oumarkhadjievy, Akhmievy, Kertchimovy et Lalaevy. Dans une autre maison les soldats voulaient lancer des grenades. Le maître de maison s'est mis à genoux en leur demandant de ne pas le faire, car s'y trouvaient ses enfants et petits enfants. Tous les enfants ont été sortis dans la cour et tenus en joue. Une petite fille de trois ans a demandé en tchétchène "grand-père, c'est quoi, un jeu?". Les soldats ont immédiatement exigé du grand-père qu'il traduise - il a expliqué et les militaires sont partis.

Dans la cave d'une maison où se cachaient deux femmes les soldats ont fait entrer les vieillards Aïskhanov et Tsoukouev, et y ont jeté trois grenades. Tous ceux qui se trouvaient dans la cave ont été blessés, une femme a les jambes estropiées, l'autre a perdu un oil et se trouve dans un état grave. Aïskhanov ensuite a été arrêté et emmené dans l'IVS de Kourtchaloï. La raison de "l'attention" particulière des militaires envers ces maisons reste toujours inconnue.

***

Le troisième-quatrième jour du "nettoyage" les militaires ont commencé à attraper les petits garçons, de 11-13 ans, à les réunir en groupe et à les battre. Les mères ont commencé à cacher les enfants. Certains garçons ont dû passer tous ces jours dans des fosses pour se cacher.

Ce nettoyage s'est accompagné également d'atteintes à la religion et de sacrilèges. Un étudiant d'un institut théologique s'est vu confisquer tous ses livres religieux. Ensuite, les feuilles du Coran ont été retrouvées dans les toilettes. Quelques militaires sont montés au minaret, criant au début "Allah Akhbar", puis "Achtung achtung". Dans la mosquée ils ont déféqué sur les tapis et ont démonté le sol sous prétexte de trouver des armes. Ils ont ouvert la tombe du saint Abbas-Hadj, et dans le ziggourat (tombeau du saint) ils ont laissé des inscriptions insultantes pour les Tchétchènes et les musulmans.

Au cimetière, les militaires ont ouvert deux tombes récentes, sous prétexte que pouvaient être enterrés des combattants. Au plein milieu des tombes les militaires ont commencé à boire de l'alcool, et après s'être échauffé se sont déshabillé pratiquement complètement, ce qui est inacceptable selon les traditions tchétchènes".

***

Les militaires ont commencé à quitter le village le onzième jour du nettoyage. La veille, le chef de l'administration de la République tchétchène Akhmad Kadyrov avait déclaré à la télévision que Maskhadov avait réussi à quitter Alleroï. Quand les militaires sont partis, les habitants ont compté que dans une des trois directions sont sorties 645 véhicules militaires.

Après le départ des militaires on a découvert que certaines maisons était minées. Des mines sont tombées dans les mains des enfants. Le troisième jour après le départ des militaires le jeune Abdourakhmanov, 12 ans, a trouvé et pris un objet qui lui a explosé dans les mains. L'enfant a perdu les mains.

Quelques jours après la fin du nettoyage les habitants ont déposé des plaintes pour pillage et violence à la kommendantur du district. Peu de temps après ont été emmené au village dix jeunes conscrits que l'on a obligé à s'excuser devant les habitants réunis pour les vols qu'ils avaient soi-disant commis. Les soldats se sont excusés docilement. L'un d'eux a cependant dit "Excusez moi pour ce que je n'ai pas fait". Les officiers l'ont tout de suite emmené à l'écart. Les habitants ont déclaré que les pillages avaient été faits par d'autres militaires. Les biens volés n'ont été rendu à personne.

Il faut souligner que justement au moment des nettoyage d'Alleroï, des militaires essayaient de vendre des tapis pour des sommes modestes sur le marché du village voisin de Novogrozny. Après la vente de deux tapis, un scandale a éclaté. Les habitants se sont insurgé contre ce qui se passait et les militaires ont du partir à toute vitesse.

Centre des droits de l'Homme "Mémorial", 2 septembre 2001