Aux yeux du démocrate, tout Etat ou appareil d'Etat verse dans le terrorisme lorsque sa violence vise sciemment des innocents.

Qui est terroriste, M. Poutine ?

7 février 2003

par André Glucksmann
Le Monde

Une guerre oubliée, un huis clos lointain, pas de quoi troubler les G8 et les contre-G8 de Davos, New York et Porto Alegre. La Tchétchénie passe pour un détail... Une cruauté de l'histoire, entre mille ? Qu'importe ! D'autres drames passionnent, mobilisent les militants, taraudent les états-majors et secouent les chancelleries. Moins de 1 million d'habitants. Une disparition annoncée et amorcée, 100 000 ou 300 000 morts, qui sait ?

Justement. Ce silence mondial, ce désintérêt quasi unanime, cette solitude absolue, ça ne vous rappelle rien ? Il y a bientôt dix ans, le troisième génocide du XXe siècle, celui des Tutsis au Rwanda, bénéficia déjà d'une inattention assidue, têtue, générale et volontaire. Aujourd'hui, rebelote, les autorités de la planète délivrent un blanc-seing à l'armée russe. La peau du Tchétchène ne vaut pas un clou. Nul diplomate pour élever la voix. Aucune manifestation ne rassemble des générations si avides pourtant d'afficher avec fracas leurs bons sentiments et leur haine de l'impérialisme (yankee, forcément yankee).

Rien ne sert de détourner le regard. A l'orée du XXIe siècle, le pire du pire s'étale à Grozny, capitale de 400 000 habitants réduite en poussière. Depuis Varsovie, punie pour son insurrection par Hitler, aucune puissance européenne n'a osé un tel forfait. Avec force avions, canons, hélicoptères, la prétendue "opération antiterroriste" fut conduite à distance, de façon parfaitement indiscriminée. Officiellement, le Kremlin visait entre 300 et 700 terroristes (l'exactitude n'est pas le propre de ses porte-parole).

S'il faut célébrer de semblables exploits, Messieurs Blair et Aznar ont beaucoup à apprendre : bombarder Belfast et mettre à sac le Pays basque. Par quel manque de caractère les Américains ont-ils limité les frappes sur Belgrade et Kaboul ? Au Kremlin, on affiche moins de timidité. Bien avant la chute des Twin Towers, le soleil de l'antiterrorisme se serait levé à l'Est !

Même si le black-out politico-militaire interdit les informations au jour le jour, même si les reporters qui se risquent dans la nuit et le brouillard sont rares, il suffit de compter sur ses doigts pour comprendre : Grozny, c'est Guernica puissance dix. L'armée russe poursuit une guerre interminable contre les civils. Elle fait table rase, ouvre le terrain aux petites mafias avides, manipulables par ses "services" et par les islamistes. Récusant tout dialogue avec les indépendantistes, elle joue la carte du pire.

Glissant sur les méthodes inhumaines mises en ouvre pour "libérer" les otages du théâtre moscovite, Bush félicita Poutine pour sa victoire. Séquestrant des spectateurs sans défense, le commando de Baraev relevait du terrorisme. La Maison Blanche souligna cette évidence. Mais, tout en acquiesçant, regrettons que l'Amérique démocratique stoppe net son raisonnement : que ne retourne-t-elle dans le même souffle un contre-compliment à l'ami Vladimir et aux 100 000 hommes en armes qui exercent leurs cruels talents sur une population tout entière prise en otage ? "Pulvériser à l'explosif des morts ou des vivants est la dernière tactique introduite dans le conflit tchétchène par l'armée fédérale russe. L'exemple qui fait référence est certainement celui du 3 juillet 2002 dans le village de Meskyer Yurt, où 21 hommes, femmes et enfants ont été fagotés ensemble et pulvérisés à la grenade..." (Newsweek, 14 octobre 2002). Ce que les jeunes veuves n'ont pas exécuté au théâtre, les soldats russes l'accomplissent à répétition en toute internationale impunité.

Comme un verre grossissant, l'expérience tchétchène dramatise une controverse décisive. Depuis le 11 septembre 2001 s'affrontent sourdement deux concepts du danger suprême (et partant deux stratégies).

Première définition, celle des démocraties : est terroriste l'homme en armes (quelle que soit sa bannière) qui agresse délibérément des êtres désarmés.

Deuxième définition, proposée par les gouvernements russe et chinois : est terroriste l'irrégulier qui met en cause une autorité établie (quelle qu'elle soit et quoi qu'elle fasse).

Aux yeux du démocrate, tout Etat ou appareil d'Etat verse dans le terrorisme lorsque sa violence vise sciemment des innocents. En revanche, pour Nicolas Ier, pour Staline, pour Poutine (300 ans d'autocratie pèsent lourd), toute contestation de l'Etat vaut incitation au terrorisme, la moindre rébellion appelle les grands moyens. Aux yeux de l'autocrate, la chasse au terroriste est ouverte contre tout réfractaire ou présumé tel.

La conclusion coule de source : un bon Tchétchène est un Tchétchène mort. La formule fut énoncée, en Russie, cinquante années avant que le général Sheridan ne l'appliquât aux Peaux-Rouges. Voilà pourquoi Poutine ne souffre pas qu'on l'interroge sur le sort réservé aux civils. Et c'est au nom de la définition numéro deux qu'il conseille au journaliste curieux d'aller se faire castrer.

Le terroriste est-il l'ennemi public de l'Etat ou l'ennemi public du public ? Loin de se recouvrir, les deux définitions s'avèrent souvent concurrentes. Leur antinomie ronge de l'intérieur, comme un virus informatique, les unions sacrées antiterroristes. D'où deux conséquences sévères pour l'avenir des Européens que nous sommes.

1) La question tchétchène n'est pas tchétchène, mais russe. Relançant une guerre tricentenaire, Poutine souligne d'emblée qu'elle est "exemplaire" et doit symboliser le retour à l'ordre promis pour la Russie entière. Finie la "bacchanale des libertés" imputée à Eltsine ! Rétablissement de la "verticale du pouvoir". En jouant de la poigne sans considération pour le désastre humain qu'il provoque, l'autocrate promeut l'éducation sentimentale de ses concitoyens. A charge pour eux de contempler ce qu'il en coûte de ne pas obéir. Vaste entreprise pédagogique : en éradiquant à n'importe quel prix le "chardon tchétchène", cher à Tolstoï, c'est l'idée de liberté qu'il s'agit d'extirper de chaque tête russe.

La mise au pas des mass media, le rétablissement des censures et de l'autocensure, la réhabilitation du servilisme soviétique vont de pair. Armée et services secrets ne combattent pas pour du pétrole ou par crainte d'une contagion indépendantiste, ils livrent bataille à l'âme et à la culture russes. Ils veulent en finir avec la fascination - jamais démentie, de Pouchkine à Elena Bonner-Sakharov - qu'exerce "une nation - les Tchétchènes - sur laquelle la psychologie de la soumission reste sans aucun effet" (Soljenitsyne).

2) La question russe n'est pas seulement russe, mais irréversiblement mondiale. Un membre permanent du Conseil de sécurité prêche d'exemple. Si tout paraît permis dès qu'on détient la bombe, peut-on imaginer plus décisive incitation à la prolifération des armes de destruction massive ? Tyranneaux de tous les pays, bricolez un engin dévastateur, puis payez-vous sur l'habitant, taillez un Caucase à votre pointure, massacrez, affamez comme il vous plaît. Une, deux, trois Tchétchénies. Un, deux, trois Kim Jong-il ! L'abandon total des malheureux Tchétchènes livrés à une soldatesque sans foi ni loi laisse mal augurer l'avenir du monde.

Les expéditions qui déferlent sur le Caucase depuis Pierre le Grand montent facilement aux extrêmes. La conquête russe escalade vers une violence sans frein qui se rapproche dramatiquement de la "forme absolue" définie par Clausewitz. C'est dans cet horizon que Beria et Staline expédient en bloc les Tchétchènes au Goulag (1944). Face à la guerre absolue sans cesse remise à l'ouvrage par les stratèges de Moscou, la résistance tchétchène réinvente inlassablement une guerre de survie. Comme le grand, pompier pyromane, exige du petit une capitulation sans conditions et laisse planer la menace d'une extermination sans lendemain, les dérives terroristes risquent de s'accélérer. L'inimaginable devient imaginable.

Adoubant Vladimir Poutine au nom d'une immaculée alliance contre le terrorisme, avalisant les mensonges et les bains de sang où il patauge, l'Europe "se profane", regrette Anna Politkovskaïa après 40 reportages en "enfer".

La communauté ouest-européenne s'était construite sur un triple refus, celui (posthume) de Hitler et des nationalismes racistes, celui (alors contemporain) de Staline et de son rideau de fer, celui (implicite) des aventures coloniales. Sans mot pour condamner, sans initiative pour bloquer un massacre qui mêle procédures staliniennes et pulsions ethnocides, l'Europe en effet se renie et avale son bulletin de naissance.

Interrogeant, il y a un demi-siècle, les responsabilités du Vieux Continent, Hermann Broch dévoilait, tapie dans l'ombre, derrière la fureur nazie, une faute plus générale, continentale et commune : le "crime d'indifférence", condition de possibilité des abominations. Hitler et Staline ont quitté la scène, aucun successeur de leur taille ne hante nos plateaux, donc... notre indifférence repart de plus belle !

Le Musée de l'Holocauste à Washington - peu suspect d'allégeance islamiste - classe la guerre en Tchétchénie cas n°1 d'alerte au génocide ("genocide watch"). Le 1er janvier 2000, Poutine, fraîchement promu, atterrissait sur le front du Caucase, en compagnie de Madame et des caméras, à la rencontre de soldats émérites. En guise d'étrennes, il ne leur remit pas des montres, comme le voulait la tradition, il leur offrit des armes de chasse, des couteaux d'égorgeur. Ainsi finit le XXe siècle. Ainsi démarra le nouveau millénaire, arrosé au champagne de Paris à Rio, de Time Square à la place Rouge.

Le crime d'indifférence structure, selon Ionesco, les sociétés de Rhinocéros. Doublement cuirassé contre le monde extérieur et contre son monde intérieur, ni réaliste ni sentimental, l'euro-rhinocéros est du genre placide, sinon sympathique. Une proie rêvée pour chasseurs et maîtres chanteurs qui lorgnent ses richesses. Aucune SPA, fût-ce l'ONU, ne saurait garantir la sauvegarde d'une espèce aussi myope, égoïste et savamment muette.

André Glucksmann est philosophe et essayiste.