Nommé par Moscou administrateur de la Tchétchénie, Akhmed Kadyrov n'a ni moyens ni légitimité

Akhmed Kadyrov
Tchétchène et prorusse, le grand écart du mufti

Le mercredi 30 aout 2000
Tsentora-Iourt

C'est l'après-midi et il fait bon sous la véranda de cette maison de brique sur des hauteurs non loin de la frontière avec le Daguestan, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Goudermès. Assis en tailleur sur les tapis qui couvrent le béton, vingt-cinq hommes se balancent de droite à gauche, le piess ("calot de prière") vissé sur la tête, les yeux à demi clos, les lèvres entrouvertes. Ils chantent des prières pour leur pays, des prières pour la fin de la guerre. Au centre, le plus âgé, barbu: c'est le père d'Akhmed Kadyrov, l'administrateur prorusse de la Tchétchénie nommé par Moscou.

Ce dernier est assis à côté de ses cousins plus âgés. Il est sombre et silencieux. Pour son anniversaire (49 ans), Kadyrov a réuni chez lui quelques membres de son teip ("clan familial") et des fidèles politiques. Le plus âgé ouvre les mains, paumes tournées vers le ciel: c'est la prière finale, à la gloire d'Allah. La cérémonie terminée, des femmes s'empressent de dérouler, à même les tapis, des morceaux de toile cirée sur lesquels elles servent de l'agneau accompagné de pommes de terre brûlantes, avec la traditionnelle sauce à l'ail.

"Agents ennemis". Akhmed Kadyrov, entièrement vêtu de gris, pieds nus, regard malicieux, n'hésite pas à se faire menaçant devant les siens: "Pour le moment, mon administration ne contrôle pas grand-chose à proprement parler, avoue-t-il sans ambages. En revanche, j'ai un homme dans chaque village, ce dont Maskhadov (le président tchétchène élu, ndlr) ne peut se vanter." Il fait une pause et pointe du doigt les fidèles, debout autour de lui, qui l'écoutent religieusement. "Mais l'un d'eux peut être un agent de Maskhadov, affirme-t-il en élevant la voix, à peine ironique. Je ne sais pas vraiment pour qui travaillent tous ces gens, ce n'est pas écrit sur leur visage. Les agents ennemis sont partout et nulle part à la fois!" Là est la complexité de la Tchétchénie aujourd'hui, douze mois après l'attaque par les chefs de guerre Khattab et Chamil Bassaïev de villages du Daguestan voisin, qui fut le prétexte à l'intervention russe: personne ne sait à qui faire confiance.

Akhmed Kadyrov en sait quelque chose. Il a déjà survécu à quelques tentatives d'assassinat, dont la plus récente s'est produite il y a deux mois, lorsqu'un homme et la bombe qu'il portait ont été découverts à quelques mètres de sa maison. Le "traître" a été arrêté et jeté en prison. "C'était un homme de Maskhadov auquel avait été promise la somme de 6 000 dollars pour ma peau", lance Kadyrov, décidément amer vis-à-vis du président tchétchène, qui a passé la majeure partie de cette seconde guerre russo-tchétchène dans les forêts loin du front, mais qui n'est plus considéré comme chef d'Etat légitime de la Tchétchénie par les autorités de Moscou depuis le début de l'"opération antiterroriste", le 1er octobre 1999.

Solution politique. Près d'un an après le début des hostilités, qui ont provoqué la fuite de plusieurs centaines de milliers de réfugiés dans les Républiques avoisinantes, notamment en Ingouchie où sont encore "installés" 140 000 Tchétchènes, les opérations militaires n'ont mené nulle part. Mais une solution politique - qu'est censé apporter Akhmed Kadyrov - est encore loin d'être en vue. "Ce n'est pas aux forces russes de stopper cette guerre", déclare calmement Kadyrov, que Maskhadov a privé de son titre de mufti de Tchétchénie après sa "trahison" et son ralliement aux Russes. "C'est à nous, Tchétchènes, d'arrêter ce conflit. Si nous n'y parvenons pas, il se poursuivra pendant dix ans au moins. Il faut donc arrêter ceux qui portent les armes et tenter de les ramener à une vie normale. Car ne nous leurrons pas, c'est nous, Tchétchènes, qui cachons et nourrissons les criminels. Or, si on leur ferme nos portes, ils finiront à la rue, découverts. C'est le seul moyen d'avancer", répète fermement le dirigeant prorusse.

Cependant, ces belles paroles ont du mal à être suivies d'effet, car Akhmed Kadyrov n'est pas très populaire en son propre pays, et son administration ne possède même pas encore de forces de police. Alors que, pendant le premier conflit russo-tchétchène (1994-1996), en utilisant sa fonction religieuse, il avait soutenu les rebelles indépendantistes puis Aslan Maskhadov à l'élection présidentielle de 1997, il a décidé de changer de camp à l'automne dernier. Il s'en explique sans honte: "Pendant cette guerre, je suis passé du côté du peuple, tout simplement. Mais je tiens à souligner que pendant la précédente guerre, j'étais également du côté du peuple. C'est le peuple qui a changé d'avis, pas moi, note-t-il doucement. Car, en 1994, le peuple était dans la rue. Aux meetings, les gens soutenaient les boïviki (rebelles indépendantistes, ndlr). Aujourd'hui, la situation est tout autre: c'est nous qui avons violé l'accord de cessez-le-feu signé entre Maskhadov et Eltsine [en 1996] en attaquant le Daguestan. Aslan [Maskhadov] aurait dû empêcher Chamil [Bassaïev] d'aller au Daguestan, c'était lui le Président. Or il n'a même pas critiqué cette incursion! Bref, j'ai quitté les indépendantistes lorsque j'ai compris que Maskhadov lui-même voulait la guerre."

Bâton de pèlerin. Résultat: Akhmed Kadyrov est détesté par les rebelles parce qu'il les a trahis et il n'a pas complètement la confiance des autorités russes car, dans un passé pas si lointain, il était lui-même un "bandit". Quant à la population civile, une fois de plus, on ne lui demande pas son avis. Dans quelques jours, Kadyrov prévoit de partir pour les Etats-Unis, participer à une conférence islamique: "Je veux rencontrer les leaders des pays arabes qui pensent que cette guerre est une guerre religieuse, s'exclame-t-il avec véhémence. Il faut qu'ils sachent que ce qui se passe ici n'a rien à voir avec ce qu'ils croient. Qu'ils arrêtent alors de financer les bandits!" Un homme interrompt le dirigeant en lui disant quelques mots en tchétchène à l'oreille. Kadyrov fait ses excuses mais doit partir immédiatement. Sa Nissan Patrol noire aux vitres teintées démarre en trombe. C'est Vladimir Poutine qui le demande au téléphone.

Par ANNE NIVAT
Libération

http://www.liberation.fr/russie/actu/20000830merp.html