"On se bat contre cet anéantissement à petit feu du peuple tchétchène."

Oumar Khanbiev, 46 ans, ministre de la Santé de la république indépendantiste, rappelle que la guerre n'est pas finie

9 janvier 2002

Dans son dos, un poêle à bois. Au-delà des vitres, la nuit glacée d'une forêt. Cela pourrait être quelque part en Russie. Mais c'est ici. Au bois de Vincennes. A la Cartoucherie, devant un auditoire de hasard (les spectateurs qui se sont attardés après le spectacle du Théâtre du Radeau), Oumar Khanbiev parle. Les yeux fermés, il parlera encore. Un soir, trois soirs. C'est que cet homme a beaucoup de silences à rattraper, de mensonges à lacérer: tout ce qui est tombé sur le dos de son pays, la Tchétchénie. Une terre qu'il décrit comme étouffée sous une "montée de l'indifférence" que le 11 septembre n'a fait que radicaliser. En Tchétchénie, la guerre continue. Comme avant, pire qu'avant. Oumar Khanbiev, grand gaillard au parler doux, est un homme fatigué mais obstiné. Un chirurgien qui ne peut plus diriger un service hospitalier. Un ministre de la Santé fantomatique d'un pays où il ne peut plus entrer que clandestinement tout en vivant avec sa famille (marié, deux enfants) "dans la région".

Une fois encore, il reprend tout depuis le début. "Cela fait quatre cents ans que les Tchétchènes essaient de sortir du joug de la Russie. Et cela fait autant de temps que les Russes nous considèrent comme des barbares. Tout a commencé avec la conquête du Caucase, au XVIe siècle..." A cette époque, la Tchétchénie n'était pas islamisée. Quand elle le fut, les Tchétchènes conservèrent leurs traditions. "Chez nous, les femmes n'ont jamais porté le tchador. Et dire qu'on voudrait nous présenter comme un foyer du fondamentalisme musulman !" L'amalgame dans les médias russes et, parfois, dans les médias occidentaux entre les talibans et les Tchétchènes révulse Khanbiev. Certes, il y a bien quelques bandes de "wahhabites", mais le peuple les déteste. Ici ou là, on lit que des Tchétchènes combattent auprès de Ben Laden. Une poignée sans doute, pas plus que le nombre de fanatiques américains ou français. Au mieux, on (l'ONU, l'OSCE, le Parlement européen) l'écoute. Poliment. Son homologue français, Bernard Kouchner, l'a reçu. Ils se sont mis d'accord: des enfants tchétchènes devraient venir prochainement en France se faire soigner. C'est toujours ça. Khanbiev martèle: "La guerre en Tchétchénie n'est pas une guerre religieuse ni antiterroriste, c'est une guerre coloniale."

Et le voilà reparti dans l'histoire de son peuple dont tous les membres (tous, oui, sans exception) ont été exilés en Asie centrale par Staline en 1943. Oumar Khanbiev est né dans un village du Kirghizistan. Il avait 5 ans quand les siens ont pu revenir dans leur pays. Son père, mineur, sa mère, kolkhozienne, ont retrouvé le village montagnard des ancêtres: Benoï.

Khanbiev est le quatrième d'une fratrie de onze. Enceinte d'un de ses cadets, sa mère frôle la mort. Le médecin atteindra le village au bout de deux jours, juste à temps. Sa mère revit, lui sourit. "Ce fut comme un déclic" : il deviendra médecin, puis chirurgien. A Makhachkala, la capitale du Daguestan, il entre à l'institut médical. A Moscou, deux ans durant, il se spécialise dans la chirurgie des vaisseaux. Quand arrive la perestroïka, il est chef d'un service dans un hôpital de Grozny. "Avec ses 19 000 kilomètres carrés, la Tchétchénie était alors la 22e des 23 républiques soviétiques. Chaque année, Moscou nous pompait vingt-trois millions de tonnes de pétrole. Quand Eltsine est arrivé au pouvoir et nous a dit "prenez autant de souveraineté que vous voulez", on n'a pas hésité et on s'est déclarés indépendants. La Russie n'a pas supporté. En 1994, lorsque la première guerre a éclaté, ce sont les hôpitaux que les Russes ont d'abord bombardés."

Il organise des unités opératoires nomades sur la ligne de front. Son courage et son obstination forcent l'admiration du président tchétchène Doudaïev qui lui demande de devenir ministre de la Santé. Khanbiev refuse. Mais c'est un ordre. Il accepte un poste qu'il n'a jamais quitté. "Après cette première guerre, on a reconstruit notre république, c'était difficile." Et puis est venue l'ère des kidnappings derrière lesquels Khanbiev affirme voir la main du FSB (ex-KGB) ce ne fut pas toujours le cas, et les attentats à Moscou et à Volgodonsk, attribués aux Tchétchènes, durable mensonge étatique. Des dizaines de morts, une onde de choc qui sert de déclencheur à la seconde guerre en Tchétchénie. "On n'a vu aucun Tchétchène se réjouir du spectacle de ces attentats", remarque Khanbiev.

Tout recommence. Tout ministre qu'il est, Oumar Khanbiev opère dans une cave. "On soignait aussi bien les soldats russes prisonniers. En Tchétchénie, quand un étranger franchit le seuil d'une maison, on doit prendre soin de lui."

Grozny est encerclé depuis trois mois quand, quittant la ville, il est arrêté avec 18 médecins et 76 blessés. "Comme les autres, j'ai dû passer entre deux rangées de soldats qui m'ont battu jusqu'à ce que je perde connaissance. Le pire, ce fut de les voir cogner sur les moignons de ceux qui avaient perdu un bras ou une jambe." Puis sont venus les simulacres de mise à mort. "Face à des soldats en armes, on se dit qu'on va mourir mais on n'arrive pas à y croire. C'est un stress épouvantable. On ne s'en remet jamais. Ensuite, la vie n'a plus beaucoup d'importance. Les nuits, on entendait les cris de ceux que l'on torturait de l'autre côté du mur. On ne peut pas ne pas imaginer. On n'en dort plus. On commence à devenir fou." Ses proches négocient son rachat via des Tchétchènes prorusses, sa respectabilité fait le reste. Khanbiev ne restera que quinze jours dans cet enfer. Mais il mettra plus d'un an à se remettre des coups reçus qui lui ont brisé les muscles des bras à un point tel qu'il ne peut plus opérer comme avant. Reste le ministre en exil, qui parcourt l'Europe et se bat contre l'oubli.

"Le 11 septembre n'a rien changé. Les arrestations arbitraires continuent. Ils emmènent des hommes, des femmes. Certains disparaissent. D'autres reviennent meurtris à jamais. Comment s'étonner de voir aujourd'hui des attentats-suicides commis par des Tchétchènes comme cette jeune fille de 17 ans qui avait perdu ses frères et s'est jetée avec des grenades contre un commandant russe qui avait piétiné une femme enceinte ? Ce ne sont pas des actes de fanatique islamiste mais des actes de vengeance." Désespéré ? Non, "optimiste." "On ne peut compter que sur nous-mêmes. Avec tous ces morts, ces gens malades, nous sommes de moins en moins nombreux. Alors, on se bat contre cet anéantissement à petit feu du peuple tchétchène." Khanbiev compte sur la lassitude de la population russe, sur des négociations secrètes en cours, voire sur un sursaut des Etats occidentaux. "Mais comment prouver qu'on n'est pas un chameau?", dit-il (un vieux dicton russe). Autrement dit : comment prouver que le peuple tchétchène n'aspire qu'à vivre en paix ? Après la France, il est allé au Danemark. Pour opérer avec ses mots. Encore et encore.

Libération
http://www.liberation.com/quotidien/semaine/020109-020044001POLI.html