Un portrait par Marie Jégo

Oumar Khanbiev, médecin tchétchène

Le 6 décembre, le docteur Oumar Khanbiev a reçu le " passeport pour la liberté ", un programme lancé par des députés européens pour aider des personnalités dont les droits sont bafoués. Témoin de ce que son peuple subit depuis des années, Oumar Khanbiev veut pouvoir soigner toute personne, quel que soit son camp. Ce que lui refuse M. Poutine.

C´EST une scène de palabres comme il y en a souvent dans le nord du Caucase. La prise de parole se fait à tour de rôle, une discussion animée s´ensuit : en ce mois d´août 1999, alors que la petite République de Tchétchénie est sur le point d´être à nouveau envahie, le gouvernement tchétchène s´est réuni pour discuter de la conduite à adopter face à l´imminence de la nouvelle guerre avec la Russie. Car nul n´ignore que l´incursion armée, lancée en juillet par le chef de guerre Chamil Bassaev dans la République voisine du Daghestan, est le prélude à une riposte que Moscou attendait depuis longtemps.

"Que faire ? Empêcher la guerre ? Il n´est pas certain que nous y parvenions. Entrer dans le conflit ? Mais alors nous devons savoir que la paix n´est pas pour demain ", expose Aslan Maskhadov. Cet ancien colonel de l´armée soviétique a été élu en janvier 1997 président de l´" Itchkérie " indépendante, sortie, à l´arraché, du giron de la Fédération de Russie en 1996, après vingt et un mois de guerre.

Le tour de table commence. Oumar Khanbiev, quarante-cinq ans, chirurgien et ministre de la santé, prend alors la parole : " Vous ne savez pas ce que c´est que la guerre. Moi si. Ces dernières années de conflit, vous m´avez envoyé vos blessés. Je les ai soignés comme j´ai pu. Mes mains ont baigné dans le sang. Donc, je vous dis aujourd´hui : si c´est possible, évitons l´affrontement. " L´homme qui parle est un montagnard du village de Benoï, un chirurgien qui, pendant les années noires de la première guerre avec Moscou, a littéralement porté son hôpital sur son dos, deménageant ses tables d´opération et ses blessés à travers toute la Tchétchénie au fil des bombardements de l´aviation russe.

Son intervention à la réunion du gouvernement lui vaut les attaques verbales de quelques va-t-en-guerre. " Moins d´un mois plus tard, alors que les premières bombes nous tombaient dessus, ceux-là sont partis pour les Emirats ; moi et quelques autres qui étions contre la guerre sommes restés dedans ",raconte aujourd´hui Oumar.

Cette seconde guerre russo-tchétchène, " d´une intensité et d´une cruauté incroyables par rapport au premier conflit ", Oumar l´a vue de près. Pendant les quatre mois du siège de Grozny, d´octobre 1999 à janvier 2000, il va, d´abord dans son hôpital (la maternité no 2 de Grozny), puis dans des caves ou des abris de fortune, procéder à 5 003 opérations, dont beaucoup d´amputations. Alors que la ville subit un déluge de feu, Oumar et son équipe soignent sans relâche des combattants, des civils, mais aussi des soldats russes.

"Le plus dur pour nous, chirurgiens, c´était lorsque des personnes victimes d´obus à aiguilles ou de bombes à billes nous arrivaient. Pour eux, il était trop tard. Nous ouvrions, nous regardions, nous ne pouvions que refermer. Car les dégâts faits par ces armes étaient invisibles à l´œil nu. Tout avait l´air normal, mais ces blessés mouraient dans les jours qui suivaient, d´hémorragies lentes", explique-t-il.

"Une nuit, c´était en janvier, au plus fort des bombardements, une bombe à effet de pénétration est tombée sur la salle d´opération. Fort heureusement il n´y avait personne. Nous étions tous dans les vastes sous-sols de ce local, le troisième que nous occupions depuis octobre. Nous avions pris la précaution d´y installer nos blessés. Plus tard, nous sommes remontés dans la salle bombardée à la faveur d´une accalmie. Nos tables d´opération métalliques étaient entortillées sur elles-mêmes, comme si un géant les avait malaxées entre ses mains", se remémore-t-il.

Le souvenir le plus douloureux, souligne-t-il, est celui de ceux pour qui "on n´a rien pu faire". Comme ces gens - Oumar en a vu passer une centaine - "aux corps désarticulés, aux os brisés en mille morceaux", qui "développaient ensuite tous les symptômes d´une intoxication dont ils ne tardaient pas à mourir avant que nous ayons eu le temps de comprendre de quoi il retournait". Ces gens, explique-t-il, ont probablement été les victimes de bombes à effet de pénétration, des armes interdites par les conventions de Genève, et dont l´armée russe - malgré ses dénégations - a fait usage dans les derniers mois du siège de Grozny.

A la fin du mois de janvier, la situation est intenable. Obus, mortiers, orgues de Staline, bombes de toutes sortes (incendiaires, à fragmentation, à effet de pénétration) se déversent en permanence sur Grozny où, selon Oumar, quelque 50 000 civils sont réfugiés dans les caves, faisant fondre de la neige pour boire, tuant des pigeons pour se nourrir. L'intensité des tirs freine les déplacements, l´approvisionnement s´étiole. Il faut partir. Mais comment ? Oumar, son équipe et leurs blessés décident de quitter l´enfer de Grozny dans le sillage de milliers de combattants résolus à abandonner la ville, en empruntant " un chemin connu d´eux seuls ". Mais alors que, dans la nuit du 31 janvier au 1er février, combattants et civils s´y engagent, les premières explosions retentissent : le passage est miné.

LA caravane tente de rebrousser chemin, mais des tirs d´armes automatiques se font entendre derrière et sur le côté. Le groupe d´Oumar se retrouve dans un fossé, mais l´endroit aussi est truffé de mines. Le vrombissement des hélicoptères de combat couvre le bruit des explosions des mines et les cris des blessés. " Quand les hélicoptères ont commencé à balancer leurs roquettes… ", commence Oumar. Il marque une pause. Dix mois après, le récit de ces heures lui pèse. Le regard sombre, tirant nerveusement sur sa cigarette, il poursuit : "Je me suis couché en pensant que plus jamais je ne pourrais me relever. C´est alors que j´ai vu quelques combattants s´élancer délibérément sur le champ de mines afin d´ouvrir le passage aux autres. C´est comme si je voyais la mort pour la première fois. C´était choquant, mais cela m´a donné un courage incroyable."

Les tirs imprécis des hélicoptères russes dépourvus de systèmes de vision nocturne - l´armée russe vient tout juste de se doter d´un exemplaire - ne font pas de trop gros dégâts. Quatre-vingts personnes vont périr dans le couloir miné, des centaines sont blessées, des milliers passeront. " Dès qu´une roquette partait, l´endroit était un peu éclairé, alors vite je remplissais ma seringue. " Il faut piquer les uns, garrotter les autres, charger ceux qui respirent encore sur les épaules des plus valides, avancer coûte que coûte, parfois même sur des corps. Au bout du calvaire il y a Alkhan-Kala, une petite localité au sud-ouest de Grozny, que la colonne épuisée et ensanglantée atteint au petit matin. Dans le dispensaire local, on opère à tour de bras puis, sous les yeux des militaires russes qui entourent la ville, certains blessés et le personnel médical de Grozny sont évacués à bord de deux autobus.

A peine les véhicules ont-ils quitté le village qu´ils sont stoppés par les troupes du FSB russe (ex-KGB). "Ils ont fait descendre les hommes valides et se sont acharnés sur les blessés. Puis nous sommes remontés dans les bus. Ils ont alors jeté quelques amputés sur la route depuis le bus qui roulait encore. Ensuite ils les ont fait remonter et ont renouvelé l´opération quatre fois. La scène a été filmée par un général et par des journalistes russes. A la fin, après nous avoir séparés des blessés, ils nous ont emmenés. Nous ne savons pas ce qu´il est advenu d´eux", dit Oumar. Lui-même, son équipe et la trentaine de blessés légers restés avec eux sont dirigés vers le " filtre " (centre de tri, de détention et de torture) de Tolstoï-Iourt. Certains seront emmenés au camp de filtration de Tchernokozovo, au nord de la Tchétchénie.

Oumar, lui, va séjourner dans des prisons du FSB, à Tolstoï Iourt puis à Goudermes. Après la "session de bienvenue", lorsque les nouveaux entrants passent entre des haies de matraques - un processus décrit par le journaliste russe Andreï Babitski, qui y a goûté -, Oumar est interrogé et battu des heures durant. Il proteste : "Je n´ai jamais porté une arme, je suis médecin et je n´ai fait que soigner." L´homme chargé de l´interroger lui répond : "Tu peux être médecin, tu pourrais être Dieu, cela ne change rien. Tu es un Tchétchène et tu n´as droit à rien."

Ces deux semaines passées en prison sont décrites par Oumar comme l´expérience la plus traumatisante de son existence. Les cris des torturés, les coups, les menaces et les humiliations hantent encore ses nuits. "Tout mon système de valeurs s´est écroulé. Quand j´ai vu ce qu´ont subi nos blessés, achevés ou battus, justement sur leurs plaies, sur leurs moignons, alors je suis devenu comme fou. Je me revoyais enseignant à mes jeunes médecins le respect de la vie humaine avant tout, mon insistance à les voir bien traiter les soldats russes que nous soignions, et j´ai pensé que j´avais eu tort."

OUMAR fut libéré grâce à un riche Tchétchène moscovite, Malik Saïdoullaev, qui paya au FSB les "rançons" demandées par les Russes, celle du chirurgien et de son équipe. De retour dans son village de Benoï, on lui amène, à l´hôpital où il opère de nouveau, un soldat russe blessé. "Quand il est arrivé, je n´ai pensé qu´à le soigner. Autant quand je les vois en armes dans la rue j´ai envie de les tuer, autant en voyant celui-là si affaibli, j´ai eu pitié. Je l´ai soigné. Il s´en est sorti, et j´étais content. Je me suis dit : "Oumar, il y a encore du bon en toi, la prison n´a pas tout éliminé."

Depuis mars, Oumar vit et travaille à Benoï, une zone quadrillée et bombardée par les troupes russes, où les "ratissages" de la population masculine - entre quatorze et soixante-dix ans - sont les plus fréquents.

"Plus d´une fois, ils sont venus pour m´arrêter, soit chez moi, soit à l´hôpital. Jusque-là, je m´en suis sorti, mais une chose est sûre, j´ai décidé que je ne tomberais plus vivant entre leurs mains. On ne peut vivre ça deux fois. Alors, à chaque fois que le sol de l´hôpital tremble à cause des chars qui arrivent pour entourer le bâtiment, ou à chaque fois que le bruit des hélicoptères retentit, je meurs. Or mourir et ressusciter si souvent, c´est épuisant…"

Usé, portant les stigmates de son séjour en prison (les muscles de ses jambes et de ses bras sont nécrosés suite aux coups), Oumar est venu à Paris se faire soigner à l´invitation de Médecins du monde, une ONG présente en Tchétchénie et avec laquelle ses équipes coopèrent depuis 1995. Attablé à la terrasse d´un café parisien, il scrute le ciel : "J´ai du mal à croire qu´il y a des endroits où on ne risque pas d´entendre des hélicoptères…"

Marie Jégo
Le Monde, 8 décembre 2000