Textes extraits d'un court documentaire (12 minutes).
TCHETCHENIE - 2001
Commerce d'hommes - Tortures d'enfants
juin 2001
Les images ont été tournées pour la plupart par des civils non combattants, membres des familles des victimes. Ils sont coupés du monde, dénués de droits élémentaires comme celui d'une simple instruction, sans risque de représailles, des crimes perpétrés contre les leurs, et privés de contact avec des journalistes, des enquêteurs ou des organismes indépendants ; ils filment ou photographient eux-mêmes, quand ils le peuvent, les preuves de cette violence aveugle dans l'espoir que ces images traverseront le cercle de feu qui les emprisonne, et permettront à d'autres au loin, d'agir pour eux. Espoir paradoxal puisqu'ils sont en même temps convaincus qu'ils créent une mémoire de leur disparition.
D'autres images proviennent de Memorial, organisation russe de défense des droits de l'homme, et de tournages effectués par un journaliste indépendant.
Les cinq cas concrets présentés ne sont pas isolés mais au contraire exemplaires. Une caméra était là ce jour-là pour enregistrer, ce qui est rarement le cas. Et les images ont pu être transmises. Même si bien d'autres cas ont été filmés, la plupart des crimes commis ne sont attestés aujourd'hui, que par des témoignages oraux, souvent anonymes, tant la terreur règne.
Au travers de cinq cas concrets, ces images illustrent donc des pratiques systématiques. Certaines sont patentes, connues et avérées depuis le début de cette guerre : violence aveugle contre les civils ; arrestations arbitraires et massives de personnes sans aucun lien avec les combattants tchétchènes, détentions illégales dans des camps de filtration de natures diverses, où la torture est systématiquement pratiquée. De ce côté-là, rien n'a changé.
Mais ces cas illustrent d'autres pratiques de plus en plus répandues : celle du commerce des hommes, morts ou vivants. Ainsi, dans le premier cas, témoignage d'un étudiant de Grozny tout juste libéré d'un lieu de détention aussi sauvage que le célèbre camp de Tchernokosovo, on confirme l'usage de tortures pour extorquer des aveux, mais surtout la pratique de "vente" des prisonniers aux familles. Les prix vont de 500 à 3 000 dollars, et les familles doivent payer vite, pour éviter que le détenu ne soit littéralement massacré. Le témoignage est illustré de photos des corps meurtris, sauvagement torturés, retrouvés en février dans des fosses communes près de la base militaire de Khankala.
Le deuxième cas n'en est plus un : ce sont d'autres photos connues de ces corps de Khankala. Simplement pour rappeler que l'on connaît déjà depuis février au moins ce marché de vente de cadavres aux familles. Les officiers demandent jusqu'à 3 000 dollars. Les familles trouvent ces sommes faramineuses pour pouvoir, au moins, enterrer dignement les leurs.
Le troisième cas, Butenko, atteste simplement de l'insondable niveau de barbarie d'une armée incontrôlée dans le meilleur des cas, et jouissant sûrement, de fait, de toutes prérogatives. Des morceaux de corps éparpillés dans un champ. Ceux de quatre hommes arrêtés dans une cour, dans un quartier de Grozny, que des soldats probablement ivres, ont attachés et fait exploser avec une grenade. Les habitants ont filmé les membres, les chairs, les bouts de corps et la colère incrédule des parents et des civils.
Puis viennent les "quatre d'Argun", qui insinueraient l'existence d'un nouveau trafic, extrêment délicat à prouver, le trafic d'organes. De nombreux témoignages concordants attestent d'arrestations répétées de jeunes, sportifs, en bonne santé, emmenés à la base de Khankala où on leur ferait subir un examen médical. Or plusieurs corps d'hommes jeunes et en bonne santé ont été retrouvés recousus après avoir été vidés de leurs organes. Plusieurs hypothèses viennent à l'esprit : le recours à une réglementation russe qui veut qu'un corps non identifié soit ainsi "dépecé" pour éviter son pourrissement. Jusque là, l'armée s'était pourtant peu souciée de l'état des cadavres tchétchènes. Il pourrait aussi s'agir pour les autorités russes de couvrir les crimes commis d'un semblant de légalité, a posteriori : une autopsie ferait alors office d'instruction, d'enquête, ou d'explication : les autorités agissent, que diable. On pense encore, surtout, au sacrilège : il est particulièrement douloureux aux Musulmans d'enterrer un corps "incomplet". Et il reste encore une hypothèse : celle du trafic d'organes. Des Tchétchènes réclament de manière pressante la présence d'une commission d'enquête.
Le dernier cas renvoie à la violence croissante perpétrée contre les enfants et les jeunes. Contre l'idée même d'un avenir, en somme. Universités et écoles attaquées, "nettoyées" mitraillées ; jeunes harcelés, arrêtés aux postes de contrôle, bloqués, menacés, torturés ; enfants blessés par l'explosion de mines apparaissant curieusement dans les cours d'immeubles après chaque opération de nettoyage. Et là, tortures pratiquées contre des enfants, tirés à bout portant. Il faut alors imaginer le sentiment de celui qui est contraint de filmer le corps meurtri et sans vie d'un enfant de sa famille parce qu'aucun coupable ne sera trouvé, parce qu'il n'y a plus aucune justice, aucun droit, parce que plus personne ne vient attester de l'horreur, parce qu'il n'y aura plus bientôt d'autre solution que de prendre les armes et le maquis, parce qu'il faut que d'autres sachent. Parce que peut-être cela servira à quelque chose. - MS.
1) "Ruslan", étudiant de Grozny, arrêté et racheté à ses geoliers, juin 2001.
Arrêté près d'Ourous Martan avec 17 jeunes de son village, Alkhankala, et emmené avec eux à l'Internat d'Ourous Martan, lieu de détention répertorié parmi les plus violents avec Tchernokosovo. Il est aujourd'hui dans un camp de réfugiés en Ingouchie. Son témoignage est illustré de photos, largement diffusées, des corps retrouvés en février dans des fosses communes, aux abords de Khankala, la base militaire centrale des forces russes, située à la lisière de Grozny.
Témoignage donné en juin 2001 à un journaliste indépendant français. Les photos d'illustration proviennent de Mémorial.
"On était chez un ami, et le matin ils ont encerclé la maison. Ils nous ont emmenés, 18 personnes, à l'Internat d'Ourous Martan.
Ensuite ils se sont mis en deux rangs, dans un grand corridor et ils nous faisaient passer l'un après l'autre. Ils te frappent avec des matraques pendant que tu passes et quand tu arrives au bout, il y en a deux qui te prennent et qui te tirent parce que t'es trop sonné. On est tous sont tombés dans le corridor, et ensuite, ils te tirent.
Il n'y avait pas un seul wahabbite parmi nous. C'est des gars qui étudient à l'université, des gars normaux. Ils viennent et ils nous battent en nous traitant de wahabbistes. Un groupe part, un autre arrive, l'un derrière l'autre.
Ensuite, ils nous convoquent pour
un interrogatoire, ceux là, les grands, énormes, les kontrakniki.
Moi ils m'ont mis sur une chaise,
ils m'ont dit de mettre les mains dans le dos.
Et ils m'ont posé des questions auxquelles j'aurais jamais pensé
de ma vie. Tu connais Baraev, Bassaev, Khattab ? C'est toi qui a fait exploser
le pont ? T'es un wahhabbiste, etc etc. Ils ont commencé à frapper.
Pendant que je leur parlais, il
y en a un qui m'a frappé de côté. Ensuite ils m'ont mis
contre le mur, ils m'ont frappé dans les reins et ils m'ont battu avec
une matraque en caoutchouc, un gros bâton.
Ils te torturent pour que tu dises que tu es wahabbitste, que tu étais avec Baraev, et tant que tu ne l'auras pas dit, ils te tortureront.
Moi on ne me l'a pas fait, mais ils arrachent les ongles avec des tenailles, ils te font passer l'électricité. Ils t'attachent un fil autour de toi, ils trempent l'autre bout dans l'eau, et ils font passer l'électricité. Ils te jettent dans des fosses, ils te menacent avec les chiens.
Beaucoup de gens sont morts dans
ce camp, des jeunes bien sûr. Ils tuaient, ils frappaient. Il y en a qui
ne pouvaient pas supporter ces douleurs, qui mouraient dans les cellules.
Un de ceux qui m'avaient battu est venu me chercher et il a fait en sorte qu'on ne me batte qu'une fois. Mes amis lui ont donné de l'argent pour qu'on ne me batte pas plus. Ils lui ont donné un fusil automatique et 6 ou 7 000 roubles. Je ne sais pas précisément.
De mon village, on était 18. De ces 18, 6 ou 7 sont morts là-bas. Ils veulent simplement exterminer la nation tchétchène."
2) Photos (déjà diffusées) d'une partie des corps retrouvés entre février et mars dans les fosses communes près de la base militaire russe de Khankala.
Des bruits couraient depuis début février sur un important trafic de cadavres aux abords de la base de Khankala. Le scandale a fini par éclater : les familles payaient jusqu'à 3 000 dollars pour récupérer les corps torturés des leurs.
Après la venue de NTV, chaine de télévision russe, les autorités ont déclaré qu'il s'agissait de corps de combattants tués à la sortie de Grozny fin janvier 2000. La plupart présentent pourtant des traces de tortures, et beaucoup ont les mains attachées, et une corde au cou.
Le Ministère des Situations d'urgence russe a fait déplacer et numéroter les 51 corps restants dans les fosses, et rendu aux familles les corps identifiés. Certains corps ne l'ont toujours pas été.
Ces photos proviennent de Memorial.
3) Butenko, mars 2001. Découverte des restes de quatre hommes de Grozny attachés et dynamités.
La population découvre à Butenko, près de Grozny, les corps de quatre hommes, dont un jeune revenu le jour même d'un camp de réfugiés en Ingouchie. Les familles reconnaissent les leurs avec ce qui reste de vêtements. Les quatre hommes étaient descendus la veille dans la cour, dans leur quartier de Staropromislovky à Grozny. Ils ont probablement été arrêtés et fusillés avant d'être attachés et détruits par une grenade. Ces images ont été filmées par les gens de la région.
4) Prigorodny (Grozny), 23 mars 2001 - Découverte de quatre corps vidés de leurs organes.
Des paysans découvrent le 23 mars 2001, aux abords de la base militaire russe de Khankala, les corps de quatre jeunes gens, dont deux étudiants, détenus à leur domicile à Argun le 9 mars. Les corps présentent de longues cicatrices sur le thorax. Des médecins invités sur place constatent qu'ils ont été vidés de leurs organes. Médecins et population locale soupçonnent un trafic d'organes organisé depuis la base de Khankala.
Ces images ont été filmées par les civils du coin.
Depuis, la Procurature a donné une explication : une patrouille militaire a vu de la terre retournée et découvert les corps qu'elle a emmenées à la morgue. Là, une autopsie a eu lieu. La population reste très sceptique.
Surveillé et menacé, le père d'un des étudiants morts ne peut parler.
Ils emmènent les gens à Khankala , il y a toutes sortes de violences, des tortures, le monde entier le sait. Ces corps ont été trouvés à Khankala, dans le village des datchas, dans les jardins près de Khankala. Lors de la dernière guerre, il y avait déjà des corps ; et pendant cette guerre, on en a trouvé 60 ou 70. Mais des corps avec des caractéristiques comme ça, c'est la première fois qu'on voit ça.
A la place des organes, il y a des déchets.
On a invité un médecin, et il a dit de manière orale que oui , il y a des raisons sérieuses de penser qu'ils ont été tués spécialement pour du trafic d'organe. Aujourd'hui on est le 23, et on enterre quatre corps, et il y a 38 corps non identifiés qui ont déjà été enterrés le 10 mars.
On supposait déjà avant qu'il se passait des choses comme ça à l'hopital de Khankala : qu'ils enlevaient à la chaine les organes des personnes. Lors des nettoyages, ils arrêtent des gens, ils choississent parmi eux les gens les plus forts et sains, ils les sélectionnent pour leur prendre leurs organes à l'hôpital. Apparemment leur système est bien organisé.
Les dirigeants de la Russie ferment les yeux sur cette barbarie et font tout pour la couvrir. Mais ce qu'on voit maintenant, ça se fait peut-être sans qu'ils soient au courant, ; mais leur système est bien organisé. Peut être que quand la Russie partira, ça leur reviendra comme un boomerang. Qu'on laisse passer ça, le fait que des corps soient mutilés, je n'ai pas de mots pour ça.
Nous demandons qu'une commission soit nommée pour qu'une enquête soit menée le plus vite possible sur ces crimes.
Alleroï, 18 avril 2001. Les corps d'un père, son fils et ses jeunes neveux retrouvés torturés et tués à bout portant.
Le 17 avril 2001, une famille très pauvre du village
d'Alleroï, dans le Sud-Est de la Tchétchénie part garder
les vaches au-delà d'un poste de contrôle. Le lendemain, les voisins
découvrent dans un trou dans la forêt, à trois kilomètres
du village, les corps du père, de son fils et de ses deux neveux (11,
13 et 14 ans). Ils ont été tailladés au couteau, le père
et un neveu ont eu les yeux crevés. Une chaîne de télévision
russe affirme qu'ils ont été tués par des combattants tchétchènes.
Le père des deux petits est invalide. Les images ont été tournées par un membre de la famille.
"Le 17 avril 2001, le père, Asoultanov Khodj Akhmed avec son fils et ses deux neveux faisaient paître les vaches à la lisière du village d'Alleroï dans la région de Kourtchaloï. Les vaches sont rentrées à la maison tôt, vers midi. Les habitants de cette rue sont alors partis les chercher mais ils ne les ont trouvés nulle part. Quand le soir est arrivé, ils ont pensé que les forces fédérales ou les services spéciaux les avaient emmenés, mais toutes les recherches sont restées vaines. On ne les a pas trouvés.
Le matin, la famille est partie les chercher dans la forêt, à la lisière d'Alleroï, à peut être 2 ou 3 kms, dans la zone où il est autorisé de faire paître le bétail. On les a trouvés le matin du 18 avril vers 9 h. Ils ont fusillé, fusillé à bout portant Khodj Akhmed Asoultanov, son fils Ismail, et les neveux Chamkhan et Chakhid. Ils avaient trouvé ce travail de faire paître le bétail, et ils n'ont même pas pu toucher leur premier salaire de cette année."