Les médias accusent "les bandits terroristes" de l'attentat

Moscou en proie a l'hystérie antitchétchène
10 août 2000

Moscou

De sourds coups de marteaux empêchent presque toute conversation, mais de toutes façons, la plupart des gens sont silencieux. L'odeur de poudre est encore entêtante. Dans le souterrain sous la place Pouchkine, ou une bombe a explosé mardi soir, tuant 7 personnes et en blessant une centaine, l'heure est au recueillement. Des ouvriers dépêchés par les services de la ville de Moscou font le ménage et réparent les tôles déchiquetées.

Le "tunnel de la mort", comme il a été qualifié par plusieurs journaux, a été rouvert au public hier matin. De nombreux œillets rouges ont été déposés sur le sol au milieu d'icônes en papier et de petits mots témoignages de citoyens dégoûtés par tout ce "sang versé". Certains s'agenouillent près du mémorial improvisé, d'autres conversent sur le côté. Les vieilles femmes ont les larmes aux yeux, les hommes ont l'air grave.

Peur des attentats. Iouri Gliabtsov, 61 ans, est adossé à un pilier. "C'est peut-être les Tchétchènes, mais c'est pas sûr, avance-t-il. Il faut faire confiance aux "organes" [appellation des services secrets, ndlr], ils vont bien nous trouver quelque chose. En tous cas, une chose est certaine: il y avait trop de mini-commerces dans ce passage et rien n'était aux normes de sécurité." Iouri avoue qu'il a peur que d'autres attentats aient lieu dans Moscou.

Tatiana Marozova, 44 ans, médecin, erre dans le passage. "Je n'ai pas de mots pour décrire ce qui s'est passé ici mardi, souffle-t-elle. Les responsables, c'est à la fois ceux qui sont au pouvoir, mais aussi les Tchétchènes. On aurait dû leur envoyer une bombe atomique. A cause d'eux je me surprends à repenser du bien de Staline qui les avaient déportés en 1944." Quatre autres femmes et deux jeunes hommes ont formé un attroupement autour de Tatiana et hochent la tête dans la pénombre. Avant de disparaître en direction du métro, l'un d'eux lâche: "Nous ne faiblirons pas!"

Accusations. Vingt-quatre heures après la tragédie, les Moscovites encore sous le choc ont facilement cédé à l'hystérie anticaucasienne. Même si aucun élément de l'enquête ne permet de prouver un lien entre l'attentat de mardi soir et le combat indépendantiste tchétchène, presque tout le monde croit à cette piste.

Un sentiment attisé par les quotidiens, qui presque tous accusent en une les "bandits et terroristes". Le très sérieux Izvestia assure que "nous nous trouvons depuis longtemps en état de guerre [...] alors que les gens continuent de vivre comme si de rien n'était, à traverser la rue par les passages souterrains, à prendre le métro, les autobus, les trolleybus". "La guerre n'est pas finie, comme l'ont affirmé à maintes reprises les autorités. Elle continue dans les rues des villes russes!", renchérit Kommersant, le quotidien économique financé par Boris Berezovski.

Aslan Maskhadov, le président indépendantiste tchétchène, assure à l'AFP que "ni les services secrets tchétchènes, ni les combattants, ni les chefs de guerre ne sont impliqués dans ce qui s'est passé place Pouchkine". En revanche, le FSB (services secrets russes) se hâte d'affirmer qu'il n'exclut pas une telle piste. Et d'arrêter immédiatement deux suspects, le premier de nationalité tchétchène, le second Daguestanais (lire ci-contre), sans être certains de leur "participation" à l'acte terroriste. Cependant, si tous les médias - presse écrite et télévision - à l'exception de la radio Echo de Moscou, évoquent la piste tchétchène, les hommes politiques, et notamment le président Vladimir Poutine, ne franchissent pas ce pas.

Modération. Répondant aux questions de journalistes au Kremlin le président russe, cherchant ses mots, affirme: "Il serait injuste de rechercher une trace nationale, tchétchène ou autre, dans le crime de la place Pouchkine. Il n'est pas tout à fait convenable d'étiqueter tout un peuple." Puis il ajoute: "les criminels n'ont ni foi ni nationalité. L'important est de savoir d'où vient la menace". Point sur lequel le Kremlin ne semble pas avoir de doutes: "Nous avons nous-mêmes permis la création d'une enclave terroriste sur notre propre territoire [...] il faut aller chercher les terroristes jusque dans leur tanière."

Deux suspects interpellés à Moscou

Vingt-quatre heures après que le parquet de Moscou eut ouvert une enquête pour "acte terroriste", le FSB (services secrets, héritiers du KGB) a annoncé hier matin avoir déjà arrêté deux suspects. Jeunes, l'un serait Tchétchène et l'autre Avare, une ethnie du Daguestan. Selon le porte-parole du FSB, Alexandre Zdanovitch, ce qui est sûr, c'est que ces deux jeunes hommes (entre 20 et 30 ans) étaient en possession, au moment de leur arrestation, de "drogues" et de "littérature wahhabite" [mouvement fondamentaliste islamique qui a inspiré la rébellion indépendantiste en Tchétchénie, ndlr].

En revanche, il n'est pas du tout certain qu'ils soient directement liés à l'attentat meurtrier de mardi soir. "Ils avaient simplement un comportement suspect", dit-on au FSB.

Un seul média, la radio Echo de Moscou, ajoute que, de sources policières, ces deux suspects sont bien connus des services de police comme appartenant à un réseau de racketteurs de commerçants.

A Moscou, ou le petit commerce des kiosques (cassettes vidéo, mini épicerie, optiques, etc.) est partagé entre différentes mafias géographiques, le propriétaire d'un tel kiosque paie une "redevance" mensuelle, exigible en liquide, a ses "protecteurs" afin de pouvoir continuer à exercer son commerce.

Ainsi, alors que les médias insistent unilatéralement sur la "piste tchétchène", les autorités n'excluent aucunement des raisons criminelles à cet acte terroriste.

Par ANNE NIVAT
Libération
http://www.liberation.fr/russie/actu/20000810jeuf.html