Les généraux tentent de donner un caractère légal aux exactions des "escadrons de la mort".
L'armée russe écrase la Tchétchénie sous la terreur et la torture
10 janvier 2002
LE MONDE
Le président russe, Vladimir Poutine effectuait une courte visite à Paris, mardi 15 janvier. Ce séjour indique la volonté des autorités françaises de réchauffer les relations avec le Kremlin, envenimées jusque-là par le dossier tchétchène. La guerre menée par la Russie en Tchétchénie depuis l'automne 1999 se poursuit avec son cortège d'exactions envers la population, poursuivie jusque dans la république voisine d'Ingouchie, qui héberge quelque 200 000 déplacés. Ceux-ci craignent le froid et la faim, et d'être arrêtés par les services russes. En France, le candidat présidentiel des Verts, Noël Mamère a dénoncé, lundi 14 janvier, la visite en France de Vladimir Poutine, "au moment où en Tchétchénie, ses escadrons de la mort se livrent à des massacres" sous le "prétexte fallacieux de lutte antiterroriste".
Nazran (ingouchie) de notre envoyée spéciale
"Ils ont dit qu'ils reviendront et qu'ils tueront
le reste de la famille si on s'avise de parler. Alors, on est tous partis",
dit Aminat. Réfugiée en Ingouchie, cette Tchétchène,
qui a déjà perdu un fils, un frère et trois neveux dans
la guerre contre l'armée russe, n'accepte de parler que sous un nom d'emprunt.
La peur imposée en Tchétchénie poursuit désormais
ceux de ses habitants qui cherchent refuge dans la petite république
voisine. En Ingouchie, ils ne craignent pas tant le froid et la faim, pourtant
redoutables, que d'être repérés par les services russes
qui organisent les rafles - les sinistres zatchistki, ou "nettoyages"
- qui ont déjà à moitié vidé beaucoup de
villages tchétchènes.
Tsotsin-Iourt (au sud-est de Grozny) est de ceux-là.
Il comptait 19 000 habitants il y a trois ans, avant le début de la guerre
actuelle. Mais guère plus de 5 000 depuis le dernier en date de ses "nettoyages",
qui s'est achevé le 3 janvier. "Ceux qui restent marchent tête
baissée, dit Aminat. Sans oser se saluer ni se parler, à cause
des mouchards, et parce que nul ne sait qui a raconté quoi pendant qu'il
était aux mains des tortionnaires."
Comme les autres femmes de sa famille, Aminat a été
enfermée cinq jours durant dans sa maison. Elle n'a pas vu précisément
ce qui se passait dans la cour d'une maison voisine, où furent amenés
des "suspects". Mais elle entendit leurs cris : "Après,
on a su à qui on a coupé un doigt, à qui les oreilles,
et qui fut jeté vivant sur le tas de cadavres. Mais on ne sait toujours
pas s'il y a eu sept tués, ou bien quatorze, ou encore quatre-vingts,
comme le disent certains. Car des habitants ont été menacés
de représailles s'ils révélaient les noms de leurs morts."
Aminat, pareillement menacée alors que cette fois-ci sa famille avait été épargnée, a choisi d'abandonner sa maison (qu'elle "s'était juré, toutes ces années, de ne jamais quitter") pour sauver "ses cinq petits-enfants orphelins et les deux seuls hommes qui restent dans la famille".
"Tortures et assassinats"
La menace est prise au sérieux. Nul ne doute qu'après
avoir "nettoyé" une nouvelle fois Argoun, la troisième
ville du pays - contre laquelle l'armée russe s'acharne tout particulièrement
- ainsi que d'autres villages avoisinants (au sud et à l'est de Grozny),
régulièrement martyrisés ces derniers mois, les chars pleins
d'hommes en cagoules, souvent saouls, qui ont pillé et dynamité
des maisons, tué et torturé cinq jours durant à Tsotsin-Iourt,
vont revenir, comme ils l'ont promis, avant la fin du mois.
"Ce qui a empiré, depuis le 11 septembre,
ça n'est pas le nombre d'assassinats ou de 'disparitions', resté
à peu près constant", explique Saïda. Elle est l'une
de ces femmes qui, au péril de leur vie, continuent à sillonner
leur pays pour en ramener des témoignages. "C'est la façon
dont les Russes parviennent maintenant à donner un caractère légal
aux tortures et aux assassinats."
Le phénomène des "escadrons de la mort"
n'est certes guère nouveau en Tchétchénie. "Toutes
les nuits, des hommes masqués, grands et forts - il ne s'agit pas de
simples soldats - circulant à bord de voitures sans plaques d'immatriculation,
souvent volées, entrent dans certaines maisons et tuent tel ou tel de
ses occupants", explique Usam Baïsaev, vice-président de
la section ingouche de Mémorial, l'organisation russe de défense
des droits de l'homme.
"Parmi les tueurs, ajoute-t-il, il y a toujours
un Tchétchène, emprunté sans doute à la nouvelle
unité du GROu [le renseignement militaire] formée uniquement de
Tchétchènes. Dans le village de Samachki, par exemple, ces tueurs
sont arrivés il y a deux ou trois mois dans la division de l'armée
régulière installée là depuis trois ans. Et les
assassinats nocturnes ont aussitôt commencé. Il y a eu un grand
meeting de protestation devant la "Kommendatura", mais son chef a
juré devant la foule que ces hommes ne dépendaient pas de lui."
Unités spéciales
Cela ne veut pas dire que les "escadrons de la mort" façon russe soient devenus incontrôlables, comme cela a été dit. "Je suis moi-même officier, dit un autre employé de Memorial, et je sais que rien de tel ne se fait sans commande venue d'en haut, surtout dans ces unités de "spetsnaz" [unités spéciales] qui, depuis les temps de Staline, sont formées - au sein du GROu ou du FSB (ex-KGB) - pour tuer, torturer et cacher les traces de leurs méfaits."
Ce sont ces unités, sans doute,qui organisent aussi les séances de torture - à l'électricité, notamment - infligées d'abord dans des prisons baptisées "centres de filtration", puis auprès de chaque unité militaire cantonnée dans les champs. Désormais, "des chambres de tortures ambulantes, des tentes spécialement équipées sont dressées à la sortie des villages lors des opérations de nettoyage", assure le spécialiste de Mémorial.
"La première, précise-t-il,
est apparue en août 2000 à Gekhi, où elle fut inaugurée
en présence du général Tikhomirov, vice-ministre de l'intérieur
et chef des forces armées de ce ministère, ainsi que d'autres
hauts commandants, dont le général Gueïdar Gadjiev."
Celui-là même qui sera tué le 29 novembre à Ourous-Martan
par une veuve de 23 ans, lors d'un attentat-suicide. La jeune femme voulait
venger, outre son mari et ses deux frères, un cousin étiqueté
"disparu"- comme des centaines d'autres - après avoir
été arrêté par Gadjiev.
Lors des zatchistki menées en décembre
et janvier près de Grozny, cette tendance des Russes à légitimer
leurs exactions s'est accentuée. Le chef de l'opération "antiterroriste"
de M. Poutine, présent lors du dernier "nettoyage" de Tsotsin-Iourt,
s'est montré à la télévision devant des cadavres
qualifiés de "bandits tués les armes à la main".
Un responsable militaire d'Argoun,
cité par le journal Kommersant, justifie également le fait de
"frapper parfois des innocents" par la nécessité
de "faire comprendre aux habitants que ces innocents souffrent à
cause des bandits". "Ils doivent nous aider s'ils
veulent que cela cesse", menace-t-il. Ce que la jeune veuve kamikaze
d'Ourous-Martan, et les réfugiés qui évoquent son geste
avec ferveur, ne semblent pourtant toujours pas prêts à "comprendre".
Sophie Shihab