Sans plan ni stratégie, Moscou se contente de réagir aux attaques quasi quotidiennes de la guérilla
L'armée
russe s'enlise dans le bourbier tchétchène
26 décembre 2000
Moscou
Quatorze mois après le déclenchement de l'"opération
antiterroriste" par les forces fédérales russes en Tchétchénie,
l'enlisement est total. La soi-disant "solution politique" préconisée
par le président Vladimir Poutine depuis le printemps n'a porté
aucun fruit. Fait nouveau, sur place, des militaires, tout comme l'administration
tchétchène prorusse, ne cachent pas leur agacement.
Les chiffres sont marquants : depuis le 1er octobre 1999, 90000 "fédéraux" (troupes du ministère de la Défense et de l'Intérieur) sont censés "en finir" avec les "bandits" et les "terroristes" qu'il faut même "aller buter jusque dans les chiottes", à en croire Poutine. Officiellement, plus de 2 500 Russes sont morts au combat. En réalité, c'est sans doute deux, voire trois fois plus, selon le Comité des mères de soldats. Quant à Aslan Maskhadov, le président élu de la Tchétchénie en 1997, dont la légitimité n'est plus reconnue par Moscou depuis octobre 1999, il affirme que les pertes seraient "équivalentes" côté indépendantiste. Sur une population qui oscille entre 600 000 et un million de personnes, 45 000 civils auraient également trouvé la mort. 170000 réfugiés se trouvent dans des camps en Ingouchie, alors qu'en Tchétchénie 100 000 personnes sont considérées comme "déplacées".
De quels succès cette guerre peut-elle alors se
targuer ? A ce jour, aucun des principaux chefs de guerre tchétchènes
n'a été arrêté, alors que les Russes connaissent
parfaitement la position des principaux suspects tels que Maskhadov, le "terroriste
n° 1" Chamil Bassaïev, Khattab ou le chef de guerre Rouslan Guelaïev.
Même Akhmad Kadyrov, nommé en juin par Moscou administrateur général
de la république et ennemi juré du président tchétchène
depuis qu'il a retourné sa veste (entre 1994 et 1996, l'ancien mufti
combattait les Russes à ses côtés), s'étonne : "C'est
à croire que Moscou ne sait pas ce qui se passe en Tchétchénie."
Même bien informé, Kadyrov n'a aucun autre pouvoir que celui de faire remonter ses informations vers le centre. Ni forces de police ni administration ne sont véritablement à ses ordres. Il admet cependant difficilement sa dépendance vis-à-vis de Moscou, qui, selon lui, "n'adopte pas la bonne méthode". "Ça fait longtemps que je propose des changements de tactique. On ne m'entend pas", répète-t-il. Kadyrov souhaiterait le retrait des troupes afin que le ministère de l'Intérieur reste seul en charge des opérations. Mais Vladimir Rouchailo, ministre de l'Intérieur, n'est apparemment pas prêt à ce tournant. Et l'armée, divisée, ne sait même pas combien elle va laisser de divisions sur le terrain, ni à partir de quand.
En novembre, Viktor Kazantsev, le "super-préfet"
du sud de la Russie, a déclaré que la guerre serait terminée
"d'ici trois ou quatre mois". Piqué, le ministre de la Défense
Igor Sergueïev a rétorqué que c'était un "non-sens".
Finalement, le général Kvachnine, chef d'état-major, avait
conclu ce sibyllin débat en annonçant que "la date de la
fin de la guerre est un secret d'Etat". Sur place, l'armée n'avance
plus depuis longtemps. La population a dû s'habituer à la présence
des "occupants". Les décisions militaires ne sont que des réponses
aux actions de guérilla quotidiennes menées par les indépendantistes.
L'armée fédérale semble ne disposer d'aucun plan, encore
moins de stratégie préventive.
Le 7 décembre, Kvachnine a annoncé un énième
"stade" dans la lutte contre les "terroristes" : la création
d'"unités et de moyens spéciaux pour arrêter les chefs
de bande". De plus, 10000 hommes devraient stationner de manière
définitive dans 200 localités de Tchétchénie. En
ce qui concerne l'armée, seule la 52e division devrait rester dans la
région de Chali (sud). Mais qui fait encore confiance à l'armée
russe alors que, mercredi, dans une explosion comme il s'en produit plusieurs
fois par semaine à Grozny, une dizaine d'étudiants ont trouvé
la mort ? Sur place on accuse les "fédéraux". Même
le procureur tchétchène prorusse Vsevolod Tchernov a reconnu hier
que les forces fédérales visaient des indépendantistes,
mais qu'elles ont touché ces étudiants "dans un acte délibéré
ou par négligence criminelle". Et même si une délégation
de parlementaires russes (Union des forces de droite) menée par l'ex-ministre
libéral Boris Nemtsov a signé dimanche en Ingouchie un "protocole"
avec des députés indépendantistes tchétchènes
dans le seul but d'entamer des pourparlers de paix, il y a peu de chance qu'ils
soient entendus.
Anne Nivat
Libération
http://www.liberation.fr/russie/actu/20001226marl.html