Inquiets du manque de sécurité chez eux, des milliers de Tchétchènes se résignent à vivre dans des camps
L'Ingouchie
asphyxiée par l'afflux des réfugiés
11 Octobre 2000
Nazran
A la sortie du gros bourg ingouche de Sleptsovskaïa, l'asphalte s'arrête soudainement, laissant la place à un mauvais chemin caillouteux et raviné. "Stop, on tire", proclame un panneau dressé devant un poste de contrôle ceint de barbelés et flanqué de sacs de sable où deux soldats contrôlent les voyageurs. "Simple routine. C'est la zone frontalière", disent-ils en pointant dans le lointain les monts au-delà desquels commence la Tchétchénie. Quatre kilomètres plus loin, après une série de virages entre les collines pelées où paissent des vaches, une image surgit du brouillard: celle d'une longue composition de wagons à l'arrêt sur une unique voie ferrée, un train qui ne va nulle part mais autour duquel grouille un petit monde d'hommes et d'adolescents désuvrés, d'enfants inquiets et de femmes affairées. "Tout le monde nous a abandonnés", murmure une femme en serrant contre elle quatre enfants en bas âge.
Ce train, c'est presque une ville. Quatre mille réfugiés de Tchétchénie y vivent dans des conditions insalubres: mouches, cafards, relents de souillure et de nourriture ajoutent leur lot d'horreur à la promiscuité des compartiments que l'on ne peut fermer. Beaucoup y ont déjà passé un hiver, la plupart du temps sans chauffage, car les installations de ces wagons au rebut n'ont pas tenu le choc. Pour beaucoup d'autres, l'arrivée dans le train est une nouvelle étape dans leur déchéance. C'est le dernier refuge de Ramzan, un jeune garçon malingre d'une vingtaine d'années, et de sa mère qui ont dû quitter la simple chambre qu'ils louaient dans le bourg après avoir épuisé leurs économies; "Pas question, disent-ils, de rentrer en Tchétchénie où les jeunes hommes sont soumis à d'incessantes rafles, vexations et passages à tabac." Alors Ramzan se met à rêver de Belgique, de France et de Hollande et du passeport qu'il achètera pour partir. Sa mère, elle, s'organise en vue d'un prochain hiver.
Camp de tentes. Cet hiver, les réfugiés de Severny ne le passeront pas là mais dans un camp de tentes que le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR) entend achever avant les premières neiges. Car le gouvernement ingouche a décidé de démanteler les deux camps de wagons, abritant 8 000 personnes, dressés l'automne dernier à la hâte quand les exilés ont déferlé sur le pays. Lors des grands froids, ils étaient 250 000 à avoir trouvé refuge en Ingouchie, la plus petite des républiques de la Fédération de Russie (quelque 3 000 km2, soit le tiers d'un département français), et la moins peuplée avec 310 000 habitants, dont plus d'une trentaine de milliers de réfugiés ingouches du conflit de 1992 en Ossétie-du-Nord et de la première guerre de Tchétchénie (1994-96).
Problèmes insolubles. Ce quasi-doublement de population a posé des problèmes insolubles d'organisation, en matière d'approvisionnement, de soins et d'enseignement, à une région très peu développée. Après la chute de la capitale tchétchène, Grozny, cet hiver, les autorités russes se sont dit prêtes à jouer le jeu de la normalisation, mais elles se sont montrées incapables de faire émerger des élites locales sur lesquelles elles auraient pu s'appuyer, et surtout de maîtriser une soldatesque débraillée qui multiplie pillages et exactions. La fin des hostilités de grande envergure a ramené chez eux quelque 90 000 réfugiés, mais la poursuite des escarmouches et l'absence de sécurité a conduit quelques milliers d'entre eux à revenir en Ingouchie. L'organisation russe des droits de l'homme Mémorial estime à au moins huit mille le nombre de personnes déplacées qui sont retournées en Ingouchie au cours des derniers mois. Dans un rapport daté du 19 septembre, l'association accuse l'Ingouchie d'exercer des pressions feutrées pour contraindre les réfugiés à rentrer en Tchétchénie.
Ainsi ceux qui gagnent l'Ingouchie pour la seconde fois ne peuvent plus s'enregistrer et vivent en clandestins dans les camps. "De même, dit-elle, ceux qui viennent des zones de Tchétchénie proclamées par les Russes "zones de sécurité" sont en dépit du caractère totalement illusoire de cette sécurité exclus de l'aide." L'Ingouchie est toutefois la seule république de Russie à avoir accueilli les Tchétchènes, un peuple de même langue et de même confession. L'Ingouchie, qui était la parente pauvre de l'ex-République tchétchéno-ingouche qui s'est divisée en deux quand la Tchétchénie s'est proclamée indépendante, est elle-même prise à la gorge. Moscou ne remplit pas ses obligations financières, tempête dans son uniforme de camouflage le ministre ingouche des Situations d'urgence, Valeri Kuksa. "Notre dette vis-à-vis des fournisseurs de gaz, d'électricité et d'eau s'élève à 380 millions de roubles, explique-t-il, et nous avons besoin de 720 millions de roubles par an pour la nourriture. Or, le budget fédéral ne nous a donné que 390 millions de roubles." Les autorités ingouches s'efforcent de régler les fournisseurs qui ont menacé cet été de couper leurs approvisionnements, mais cela va au détriment des rations alimentaires, désormais le plus souvent prises en charge par les organisations humanitaires internationales. Depuis l'été, les repas chauds ont cessé d'être distribués dans les camps et les réfugiés vivent de sacs de riz et de céréales dont ils échangent une part sur les marchés locaux pour diversifier quelque peu leur alimentation.
Ecoles surchargées. Les organisations humanitaires, revenues timidement car les traumatismes des enlèvements d'avant-guerre sont encore vivaces, font du colmatage dans la mesure de leurs moyens. Ainsi le camp de tentes Spoutnik, proche de celui de Severny, a une école pour les grands seulement car l'association britannique qui finance le projet ne peut faire davantage. Très peu d'enfants entrent dans les écoles locales déjà surchargées. "C'est le syndrome tchétchène, se plaint Rosa Issaïeva, une pédiatre tchétchène travaillant avec MDM (Médecins du monde). Ils ne veulent pas de nos enfants dans leurs écoles car la propagande a fait de nous des monstres et personne ne veut nous connaître."
Au fil des mois, les relations entre la population locale et les réfugiés se sont dégradées. Les plus désargentés se retrouvent subitement à la rue. "Tous les propriétaires privés sont prêts à les chasser, mais nous leur promettons des allocations et payons leurs notes d'électricité, d'eau et de gaz", raconte Valeri Kuksa. "La population s'est montrée compatissante, mais nul ne s'attendait à ce que cela dure si longtemps. Maintenant on sait que 140 000 personnes passeront un nouvel hiver ici".
Par HÉLÈNE DESPIC-POPOVIC
Libération