Un portrait par Marie Jégo
Une journaliste
russe dénonce les exactions des parachutistes en Tchétchénie
28 février 2001
La fosse commune découverte, samedi 24 février, à moins de 1 kilomètre de la base militaire de Khankala, le quartier général des forces russes en Tchétchénie et le plus gros centre de détention de la république rebelle, a livré les corps de vingt-sept civils tchétchènes, selon l'organisation russe de défense des droits de l'homme Memorial. "Vingt-sept corps ont été identifiés et récupérés par des proches pour être enterrés", d'après Memorial : parmi ceux-ci, la dépouille mortelle d'un garçon de quatorze ans et celles de deux de ses camarades - tués de plusieurs balles dans la tête - portés disparus depuis leur arrestation, le 12 décembre 2000, lors d'une opération de "nettoyage" des troupes fédérales dans leurs villages.
Cette macabre découverte intervient alors que le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Alvaro Gil-Robles, vient de commencer, lundi 26 février, une visite de cinq jours en Russie et en Tchétchénie.
Arbi Saïdov, un porte-parole du président tchétchène Aslan Maskhadov, a affirmé que les corps étaient ceux de Tchétchènes "arrêtés lors de nettoyages, puis détenus à Khankala avant d'être portés disparus". Il a expliqué que les habitants de la localité voisine de Mitchourino avaient, la semaine passée, retrouvé les corps de proches, dont celui d'un vieillard de quatre-vingt-deux ans.
Selon des témoignages relayés par des organisations de défense des droits de l'homme (Memorial, Human Rights Watch et d'autres), les personnes arrêtées lors des "nettoyages" finissent par converger vers la base de Khankala. "La personne est détenue quelques jours. Puis on annonce aux proches que, s'ils n'apportent pas l'argent pour le rachat, le prisonnier sera transféré à Khankala", a expliqué au Monde la journaliste Anna Politkovskaïa, de retour de Tchétchénie.
Enfants malades
La semaine dernière, cette envoyée
spéciale de l'hebdomadaire Novaïa Gazeta avait été
arrêtée par le FSB (ex-KGB) dans un village du sud de la Tchétchénie
après avoir constaté, de visu, l'existence de "fosses"
de détention sur le cantonnement du 45e régiment de parachutistes
(entre Khatouni, Makhkety et Selmentaouzen, dans la région de Védéno,
au sud).
"En me les montrant - elles étaient vides à ce moment précis -, le commandant ne m'a pas caché à quoi elles servaient. Il m'a dit les avoir creusées au départ pour enterrer des ordures mais que son supérieur, le général Baranov, lui avait dit d'y mettre des détenus." Selon elle, plusieurs personnes sont mortes dans ce camp après avoir été torturées.
La journaliste s'est rendue dans le camp après avoir reçu la lettre de quatre-vingt-dix familles tchétchènes de la région. La même lettre a été envoyée, sans succès, au gouvernement, à la Douma, etc. Les villageois se disaient en danger de mort permanent du fait des exactions des parachutistes du 45e régiment. "En quarante-huit heures, j'ai recueilli des centaines de témoignages. Ces gens n'ont vu personne en dix-huit mois de guerre. Ils sont privés de chauffage, de nourriture, de soins -tous les enfants sont malades-, la tuberculose est répandue. Ils vivent dans la peur, dorment dans des trous creusés dans les jardins, de crainte des "nettoyages". Maintenant, on arrête même les femmes. J'ai recueilli le témoignage d'une femme qui avait passé deux semaines dans une fosse chez les parachutistes. Elle a été libérée après le paiement d'une rançon."
Elle poursuit : "Une chose me tourmente: lors de mon arrestation, mes affaires ont été confisquées, dont un carnet de notes avec des noms et des témoignages. Je crains pour la vie de ces gens car ceux du FSB ex-KGB ont tout noté." La journaliste aimerait que ces villageois soient placés sous la protection d'"une institution européenne, comme le Conseil de l'Europe par exemple".
Agathe Duparc et Marie Jégo
Le Monde 28-02-2001