Les réfugiés n'ont qu'une peur : que Moscou s'empare du "prétexte Ben Laden" pour bombarder cette région.
Moscou veut étendre sa guerre "antiterroriste" à la Géorgie
24 février 2002
Natalie Nougayrède, Le Monde
Djokolo (nord de la géorgie) de notre envoyée spéciale
C'est un territoire grand comme un mouchoir de poche : 3 kilomètres de large, 30 de long dans sa partie habitée, qui sème la zizanie entre la Géorgie et la Russie, en pleine campagne antiterroriste mondiale. Une vallée bordée de collines boisées, dominée au loin par la spectaculaire crête enneigée des montagnes du Caucase. Au-delà, s'étend la Tchétchénie. Ce sont les gorges de Pankissi, qui n'ont rien de très encaissé ni de très redoutable au premier abord. Un terrain étonnamment plat, caillouteux, jalonné de quelques hameaux, où broutent des vaches et où des enfants jouent au football.
Mais l'aspect reculé du lieu, la proximité de la guerre de Tchétchénie, qui se manifeste ici par la présence de quelques milliers de réfugiés, l'accès difficile aux gorges, dont l'entrée est contrôlée depuis trois semaines par des unités armées de la police géorgienne, et la réputation sulfureuse de la vallée comme centre de trafic de drogue et de bandes de kidnappeurs, ont attiré, sur ce bout de territoire du nord de la Géorgie, l'attention de ceux qui, à Moscou et à Washington, parlent de traquer Ben Laden et le terrorisme international. Les gorges de Pankissi sont aussi au cur de la lutte d'influence à laquelle se livrent, en Géorgie, les Etats-Unis et la Russie.
C'est dans cette vallée, a suggéré le chef de la diplomatie russe, Igor Ivanov, lors d'une récente visite à Paris, que pourrait se cacher Ben Laden. Pankissi est "un mini-Afghanistan", estime pour sa part le ministre russe de la défense, Sergueï Ivanov, "on y trouve un grand nombre de combattants [tchétchènes] et de terroristes, et on ne peut pas totalement exclure que Ben Laden soit parmi eux". Jeudi 21 février, le Kremlin dépêchait à Tbilissi le chef de l'ex-KGB (FSB), Nikolaï Patrouchev, pour évoquer avec les autorités géorgiennes, selon Interfax, "la lutte contre le terrorisme international, contre Ben Laden et Al-Qaida, car dans les gorges de Pankissi, il y a des gens liés à Al-Qaida".
REPAIRE DE CRIMINELS
En Géorgie, les autorités démentent avec virulence la présence de Ben Laden, et des blagues circulent sur le sujet : "S'il était ici, on le couperait en petites tranches, parce que la prime pour sa capture représente une part non négligeable du budget national !" Mais le fait qu'il y ait un problème "particulier" dans les gorges de Pankissi est désormais officiellement évoqué. "Les gorges sont devenues un repaire de criminels de différentes origines et nationalités", explique dans son bureau à Tbilissi, le ministre géorgien de la sécurité d'Etat, Valeri Khaburdzania. "Certains sont arrivés après l'afflux de 7 000 réfugiés tchétchènes en 1999. D'autres sont des criminels géorgiens, qui ont pu avoir des liens avec nos structures en charge de la sécurité. D'autres encore sont des Arabes arrivés là avec l'apparition du wahhabisme dans la vallée. Ils seraient une vingtaine. Ils sont arrivés à partir de la Tchétchénie, de l'Azerbaïdjan, ou encore par nos aéroports, avec des passeports européens ou américains", poursuit-il. Les autorités géorgiennes affirment avoir expulsé du pays "une quarantaine" de personnes en 2001, parmi lesquelles "des Turcs, des Jordaniens, quatre Britanniques et deux Français d'origine arabe". "Certains tentaient de gagner la Tchétchénie", dit M. Khaburdzania, "nous pensons qu'ils ont pu être attirés par des sites Internet parlant de camps d'entraînement dans les gorges de Pankissi, des sites parlant de djihad et cherchant à attirer des aides financières".
"Où voyez-vous Al-Qaida ici ?" : les pieds dans la boue, depuis la cour d'un ancien club culturel transformé en centre pour familles de réfugiés tchétchènes, Ramzan balaie la scène d'un large geste du bras, excédé. Dans ce hameau de Djokolo, l'un des derniers villages avant la haute montagne, l'aide humanitaire parvient difficilement depuis qu'une vague d'enlèvements - une vingtaine en deux ans - liés aux groupes criminels de Pankissi a découragé les agences occidentales d'envoyer des représentants dans la vallée. L'ONU procure de la farine aux réfugiés, mais les livraisons sont irrégulières en raison des barrages policiers.
Comme tous les réfugiés, Ramzan et sa mère Khedi, arrivés de Grozny en octobre 1999 "quand les bombardements russes faisaient rage", n'ont qu'une peur : que Moscou s'empare du "prétexte Ben Laden" pour bombarder cette région, comme cela a été le cas à l'automne 2001. Aussi refusent-ils d'être rapatriés vers la Tchétchénie : "Tant qu'il y aura là-bas un seul soldat russe, nous ne rentrerons pas ! Ils veulent nous regrouper pour mieux nous tuer." Les réfugiés sont pris dans la nasse. En cas d'opération policière d'ampleur dans les gorges pour déloger les trafiquants de drogue et les kidnappeurs qui y opèrent, ils risqueraient d'être pris entre deux feux. En cas d'évacuation, ils pourraient se retrouver aux mains des autorités russes.
Dans le hameau de Douïssi, au cur des gorges de Pankissi, se dresse une toute nouvelle mosquée, en briques rouge vif, au toit d'aluminium étincelant sous le pâle soleil. De jeunes hommes, la barbe touffue, en tenue de camouflage militaire, non armés, se tiennent là, incrédules devant une présence étrangère sur ces terres mal famées. Une femme entièrement voilée de noir, avec seulement une mince fente à l'emplacement des yeux, traverse la place sans attirer les regards. Sa tenue n'est pourtant en rien conforme à la coiffe traditionnelle des Tchétchènes : un foulard léger noué sur la nuque. Les gorges de Pankissi sont peuplées de Kistines, des tribus tchétchènes arrivées en Géorgie après la victoire des troupes tsaristes sur Chamil au XIXe siècle. Cette population, comme l'ensemble des musulmans du Caucase, professe traditionnellement un islam modéré, imprégné de soufisme.
CAMPS D'ENTRAINEMENT
"Mais depuis les années 1998, 1999", glisse un membre du conseil des anciens de la vallée, inquiet, "des étrangers, des Arabes, sont apparus chez nous. Ils ont enseigné le wahhabisme , ils ont apporté de l'argent, fait construire cette mosquée, par exemple. La crise économique est telle ici, avec tous ces problèmes sociaux, que la jeunesse s'est tournée vers eux. Une douzaine de nos jeunes sont partis étudier l'arabe et le Coran à l'étranger."
Des habitants ont raconté que, parfois, dans les bois dominant la vallée, des tirs de kalachnikovs se font entendre. "Il y a, plus haut dans les pâturages d'été, des cabanes de berger qui peuvent servir à des groupes voulant se cacher. On pense qu'il y a des groupes de tentes aussi, et des centres d'entraînement au tir", dit un officiel occidental à Tbilissi. La vallée de Pankissi servirait de base arrière à plusieurs centaines de combattants tchétchènes. Certains auraient des liens avec l'extrémiste islamiste Khattab, présent en Tchétchénie depuis le milieu des années 1990, après avoir séjourné en Afghanistan et entretenu des liens avec la mouvance Al-Qaida. "S'il y a des gens d'Al-Qaida là-bas, ce ne sont pas des membres importants", explique pour sa part le ministre géorgien de la sécurité d'Etat, "Pankissi est bien plus un problème intérieur de maintien de l'ordre qu'une question de sécurité internationale ! Nous parlons d'une présence wahhabite de quelques centaines de personnes, avec parmi elles peut-être une vingtaine de ressortissants arabes, dont on ne sait pas avec certitude s'ils sont liés à Al-Qaida."
Ramzan, le réfugié tchétchène,
veut, de son côté, mettre en garde contre les amalgames : "Ce
n'est pas parce qu'on porte une barbe qu'on est un bandit."