Comment le Premier ministre se sert de la campagne tchétchène pour asseoir ses ambitions politiques

Opération Poutine
Mars 2000

"Une guerre électorale". Jamais cette expression, dont on use et abuse pour qualifier des affrontements démocratiques, n'aura été si étymologiquement juste que dans le cas de cette deuxième guerre de Tchétchénie. Sa fonction ultime, dans l'esprit de ceux qui l'ont froidement préméditée, est en effet purement électorale, sinon franchement plébiscitaire ; depuis son déclenchement - et même avant, si l'on garde à l'esprit les "miraculeux" attentats du mois d'août dernier qui l'ont officiellement justifiée -, la guerre menée contre la Tchétchénie n'a visé qu'à créer un climat favorable, dans l'opinion publique russe, à l'élection du successeur désigné de Boris Eltsine, Vladimir Poutine.

Cette gigantesque opération de manipulation, qui doit culminer le 26 mars avec le premier tour de l'élection présidentielle, a jusqu'ici parfaitement réussi. Ses organisateurs, il est vrai, avaient bien choisi leur bouc émissaire, ce peuple tchétchène peu nombreux, imperméable à toute assimilation, et qui occupe depuis deux siècles une place bien particulière dans la conscience collective russe. Il se pourrait, cependant, qu'ils en aient sous-estimé, comme ils l'ont fait de 1994 à 1996, l'esprit de résistance et de combativité.

Jacques Amalric, Libération


Moscou

Un soir du 31 décembre 1999, la loge présidentielle du Bolchoï reste désespérément vide. Vladimir Poutine a préféré aller fêter le nouvel an à Goudermes, dans les "territoires libérés" tchétchènes. Le président par intérim sait ce qu'il doit à la Tchétchénie : son irrésistible ascension, une formidable popularité et la victoire à portée de main à la présidentielle. Le 9 août 1999, lorsqu'il devient Premier ministre, l'ex-patron des services secrets (le FSB) est un quasi-inconnu. En proposant sa candidature à la Douma, le président Boris Eltsine l'a désigné comme son dauphin. Mais personne ne donne cher de sa longévité politique : en l'espace de dix-sept mois, Poutine est déjà le cinquième Premier ministre.

Quand il s'installe à la Maison Blanche, la Russie est secouée par de violents événements. Début août, puis à nouveau début septembre, des groupes armés venus de Tchétchénie attaquent le Daguestan voisin. Le 31 août, une bombe explose en plein centre de Moscou. Suivent trois autres attentats, dans la capitale et à Volgodonsk (sud). Ils feront 293 morts en moins de trois semaines. Sans preuve, le Kremlin accuse les "terroristes" tchétchènes.

"Repaire de terroristes".
"La Russie est victime d'une agression du terrorisme international" : dès le 28 septembre, Poutine expose sa vision du règlement de la "question tchétchène". Il ne s'en écartera pas. Depuis la guerre de 1994-1996, selon lui, la Tchétchénie a été, de facto, laissée à elle-même. Mais la petite république caucasienne n'a pas su bâtir les institutions d'un Etat indépendant. Pire : elle est devenue un "repaire de terroristes". Financés par l'étranger, ceux-ci menacent aujourd'hui l'intégrité de la Russie en tentant de lui arracher tout un territoire "allant de la Caspienne à la mer Noire".

L'argumentation repose sur deux accusations, l'une fondée, l'autre non. Les Tchétchènes ont fait des incursions armées au Daguestan. Mais non sans mal l'armée russe les a repoussés à la mi-septembre. Pourquoi dès lors lancer une guerre en octobre ? A la seconde accusation, Poutine n'apporte aucune preuve : les "terroristes" tchétchènes sont responsables de la récente vague d'attentats. Ils doivent donc être "exterminés".

Le 1er octobre 1999, après vingt-cinq jours de frappes aériennes, les forces russes entrent en Tchétchénie. Officiellement, il ne s'agit que d'instaurer un "cordon sanitaire" pour éviter la propagation du "mal" - l'extrémisme musulman - et asphyxier peu à peu les "bandits", coupés de leurs voies d'approvisionnement. Mais, très vite, l'"opération antiterroriste" montre son vrai visage : celui d'une guerre totale.

En quelques jours, la cote de Poutine fait un bond. Crédité d'à peine 1 % des intentions de vote à la présidentielle lors de sa nomination et d'un petit 8 % à la fin septembre, le Premier ministre en recueille 15 % début octobre. Et 45 % des Russes soutiennent l'intervention en Tchétchénie. Deux semaines plus tard, selon le même institut, Poutine passe à 24 % des intentions de vote. Pour la première fois, il devance Evgueni Primakov, son rival le plus sérieux.

La spirale ne s'arrêtera plus. Primakov et les autres candidats potentiels poursuivent leur chute ; Poutine atteint des sommets. En novembre, il passe la barre des 50 % : il est désormais imbattable, avec des chances sérieuses de l'emporter dès le premier tour. En quatre mois, Poutine est devenu l'homme politique préféré des Russes et le Premier ministre le plus populaire depuis la chute du communisme.

A la base de cette envolée, une "main de fer" et une rhétorique agressive et triomphaliste. Les Russes sont traumatisés par les attentats. Poutine répète que les chefs de guerre Bassaïev et Khattab, qui ont nié toute participation, "sont les suspects numéros 1". L'opinion était déjà montée contre les Tchétchènes en raison des enlèvements qui se sont multipliés dans le Caucase et d'un racisme ambiant. La "vengeance" de Poutine est aussi un déversoir de toutes les frustrations accumulées ces dernières années.

Pour le Kremlin, les bénéfices de l'"opération" sont très vite palpables. Soucieuse de préserver ses intérêts au-delà du départ de Eltsine prévu en juin 2000, la "famille" (le clan présidentiel) cherchait un successeur de confiance : Poutine est bien cet homme. Les "ennemis" du Kremlin - Primakov et le maire de Moscou Iouri Loujkov - sont laminés. On ne parle plus des scandales de corruption qui éclaboussent le Kremlin. La Tchétchénie est devenue la grande affaire nationale et Poutine le "consolidateur de la société".

Scénario diabolique. Mais le déroulé des événements n'est-il pas trop beau pour être vrai ? Toute l'affaire - depuis la nomination de Poutine jusqu'à l'entrée des chars en Tchétchénie - n'obéirait-elle pas à un scénario planifié et orchestré en haut lieu ? Plusieurs médias évoquent cette hypothèse, effrayante mais crédible : on aurait laissé faire les Tchétchènes au Daguestan ; pire, on aurait, sinon organisé, du moins donné le feu vert à la série d'attentats. Tout cela pour propulser le dauphin officiel en pleine psychose.

Les "preuves" pour étayer cette thèse s'apparentent toutes à des kompromats, ces documents compromettants que les adversaires politiques se lancent à la figure par médias interposés. On publie par exemple le sténogramme d'une conversation téléphonique entre Boris Berezovski, le richissime "oligarque" membre de la "famille", et le responsable tchétchène Movladi Oudougov. On parle aussi d'une rencontre dans le sud de la France entre Berezovski et Bassaïev. L'"oligarque" confirme ses liens avec les Tchétchènes mais il nie le rôle qui lui est attribué.

Dans une récente interview, l'ex-Premier ministre Sergueï Stepachine (mai-août 1999) donne une autre version des faits qui ne contredit pas totalement la précédente. Selon lui, dès mars 1999, le Kremlin avait secrètement décidé une invasion de la Tchétchénie prévue pour l'été. Mais les événements du Daguestan ont mobilisé l'armée et la campagne militaire a dû être repoussée. L' "opération antiterroriste" était donc bien planifiée dans le but, toujours pour le Kremlin, de reprendre l'initiative.

Quoi qu'il en soit, Poutine surfe à merveille sur la vague tchétchène. Après des années de chaos eltsinien, il est celui qui va "remettre de l'ordre" en Tchétchénie mais aussi dans toute la Russie. Il est aussi celui qui va restaurer la "grande puissance" russe, laver les humiliations infligées par l'Occident, redonner son rang à l'armée. Séduits par cet homme cassant et glacé, les Russes en oublient même qu'il est tout droit issu de la "famille" honnie.

Méthodiquement, grâce à la guerre, Poutine construit son image d'homme d'Etat et soigne sa popularité. Peu soucieux des victimes civiles tchétchènes - il nie même leur existence -, il répète que sa priorité est de "minimiser les pertes" parmi les "fédéraux". Et les Russes le croient. Après l'échec de l'assaut sur Grozny en décembre, les violentes contre-attaques tchétchènes et les combats meurtriers de ces dernières semaines, ils sont encore plus de 60 % à considérer l'intervention comme une "victoire".

Propagande.
Il faut dire que l'ex-officier du KGB ne laisse rien au hasard et gouverne avec une puissante machine de propagande. Comme aux temps soviétiques, les journalistes émérites sont décorés pour leur couverture en Tchétchénie. Les "correspondants de guerre" russes - pratiquement les seuls à être accrédités sur le terrain - filment des soldats faisant le "V" de la victoire, des généraux distribuant manuels scolaires et aide humanitaire aux populations "libérées", des "cibles terroristes" détruites par l'aviation.

Derrière le masque implacable et le langage martial - "s'il le faut, nous irons buter les terroristes jusque dans les chiottes", lâche-t-il un jour -, que cherche réellement Poutine en Tchétchénie ? Il clame que la solution ne peut être que "politique". Mais il ne fait rien pour dessiner une issue négociée. Au contraire. Le 1er octobre dernier, il déclare "illégitime" le président élu tchétchène Aslan Maskhadov. Il parle de "dialogue" mais pose deux conditions, irréalisables : la libération de tous les otages détenus en Tchétchénie et la remise à Moscou des chefs "terroristes" Khattab et Bassaïev.

Très vite, il est clair que Poutine mène "sa" guerre. Eltsine n'arrive même plus à déchiffrer ses allocutions. Son Premier ministre - qui deviendra président par intérim après sa démission le 31 décembre - a de facto les mains libres. Il ira jusqu'au bout : la Tchétchénie est sa base de lancement, elle doit être son indiscutable victoire. "Lorsque le pouvoir fait preuve d'indécision, le peuple ne lui pardonne pas", dit Poutine.

Inflexible face aux pressions très modérées de la communauté internationale, il capitalise sur la fibre nationaliste. "La Russie ne permettra pas qu'on lui parle le langage de la force", avertit-il le 14 décembre en assistant au lancement d'un missile balistique, "nous possédons un bouclier nucléaire". "Ce que vous faites est nécessaire au pays, assure-t-il aux militaires le 1er janvier ; il s'agit de recouvrer notre honneur et notre dignité, mais aussi de mettre fin à la débâcle de la Russie."

Fin janvier, la victoire annoncée se fait pourtant toujours attendre. Les "fédéraux" s'embourbent à Grozny; les pertes humaines s'alourdissent. Le risque est de voir l'opinion se retourner devant le coût humain. Mais les généraux, qui ont tant de fois promis la prise de Grozny, sont en première ligne. Pour Poutine, il s'agit avant tout de tenir jusqu'au 26 mars, date de la présidentielle, face aux "bandits sans foi ni tradition".

Par VERONIQUE SOULÉ
Libération

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