Documents de la conférence de presse du Centre des droits de l'Homme "Mémorial", le 5 mars 2001

Les corps trouvés près de Khankala : une preuve irréfutable des crimes de guerre commis par les forces fédérales russes

1 - En Tchétchénie, des personnes disparaissent. Dans la majorité des cas elles ne sont pas enlevées par des bandits ou des terroristes, mais au contraire arrêtées par ceux qui mènent "l'opération anti-terroriste". (cf annexe 1)

Après les arrestations par des militaires, des membres du Ministère de l'Intérieur ou du FSB, les proches cherchent longtemps sans succès à connaître les causes de l'arrestation et le lieu de détention, et à savoir si une accusation a été signifiée.

La majorité des personnes "disparues" est retrouvée au bout de quelques semaines ou quelques mois dans les centres de détention ou les maisons d'arrêts. Cependant, dans un grand nombre de cas les personnes ayant "disparu" de cette manière là ne sont malheureusement retrouvées nulle part.

De plus en plus fréquemment, on retrouve les cadavres des personnes qui avaient été arrêtées par les représentants des forces fédérales russes. Ces corps portent des traces de torture et de mort violente.

La découverte des corps, ou plutôt d'un dépôt de cadavres dans un ensemble de datchas près de Khankala n'est pas un cas unique. Néanmoins, cet événement réclame une attention particulière dans la mesure où :

- premièrement : cinquante corps au minimum ont été découverts immédiatement, en comptant ceux que les parents ont emmenés eux-mêmes.

- deuxièmement : les corps ont été trouvés près de la principale base militaire russe de Tchétchénie, connue entre autres parce qu'y ont été détenus à différents moments un grand nombre de personnes arrêtées.


2 - Les rumeurs selon lesquelles dans l'ensemble de datchas situé à quelque centaines de mètres de la base militaire russe de Khankala se trouvent des corps a commencé à se diffuser largement en Tchétchénie à la fin du mois de janvier et au début du mois de février de cette année. Les parents des personnes disparues ont commencé à chercher les moyens d'accéder à cet endroit, ce qui n'était pas facile, dans la mesure où tout le territoire près de Khankala est gardé. Malgré tout, la pratique établie depuis plus d'un an de revente des personnes arrêtées et des corps a généré un large réseau d'intermédiaires, qui permet l'établissement des contacts nécessaires entre les civils d'un côté - les militaires ou les policiers de l'autre. Le premier cas connu par "Mémorial" de personnes ayant identifié leur proche (Adam Tchimaev) dans l'ensemble des datchas et repris son corps a eu lieu le 15 février 2001 (cf annexe 2). Adam Tchimaev avait été arrêté par les militaires russes le 3 décembre 2000. Il n'est pas exclu que d'autres corps gisant là aient pu être emportés de la même manière, contre rachat.

Le 21 février, dans le même ensemble de datchas ont été trouvés et identifiés les corps d'habitants du village de Radouzhnoe : Saïd-Rakhman Moussaev, né en 1986, Odes Metaev, né en 1978, et Magomed Magomadov, né en 1977 (cf annexe 3). Ces personnes ont été arrêtées par les militaires russes dans le village de Radouzhnoe ou ses alentours le soir du 12 décembre 2000. Dix-neuf habitants avaient été arrêtés ce soir là dans le village, en majorité des jeunes ; deux habitants du village proche de Pobedinski avaient été arrêtés également. Après quatre jours, onze d'entre eux sont revenus chez eux. Tous avaient été battus. Au bout d'une semaine, quatre autres personnes ont été conduites près du village de Tsotsin-Iourt et libérées ; trois jours après - encore trois. Une des personnes libérées souffrait d'une blessure par arme à feu reçue alors qu'il était en détention. On est resté sans nouvelles de trois d'entre eux Said-Rakhman Mouasaev, Odes Metaev et Magomed Magomadov, jusqu'au 21 février. Les parents des trois jeunes hommes ont été aidé dans leurs recherches par les policiers du Ministère de l'intérieur de la Fédération de Russie, sans doute parce que M. Magomadov travaillait pour le Département de l'Intérieur du district et que son frère est l'adjoint du chef de l'administration du village.

Le fait que les trois corps aient été découverts et emmenés a été reconnu officiellement par la procurature. Le 25 février, le correspondant de RIA Novosti a annoncé "qu'ont été identifiés trois des onze corps trouvés près du territoire du village de datchas dans le quartier Oktiabrski de Grozny. Comme a annoncé aujourd'hui à RIA Novosti l'adjoint du procureur de la République tchétchène Nadejda Pogosova, un habitant du village "Sovkhoze laitier N°15", Moussaev a identifié parmi les morts son fils de 17 ans, disparu en décembre 2000, et deux habitants du village de Radouzhnoe âgés de 31 et 27 ans."

Le 24 février le frère de Magomed Magomadov (qui s'appelle lui aussi Magomed) s'est rendu dans les ruines de l'ensemble de datcha avec un groupe d'officiels, représentants de la procurature, du Ministère de l'Intérieur et de l'administration. C'est à ce moment là qu'a officiellement commencé l'enquête sur les conditions dans lesquelles ces corps se sont trouvés à cet endroit.


3 - En même temps, les conditions requises pour une instruction sérieuse des crimes ne sont pas réunies. Comme l'a annoncé aux représentants de "Mémorial" le procureur de Grozny, il manque les choses les plus indispensables - des sacs pour les cadavres jusqu'aux appareils indispensables pour photographier et filmer les corps et l'endroit où ils ont été trouvés. Dans la mesure où le MTchS et les autres services ont refusé d'enlever les corps, c'est la procurature qui a du se charger de les découvrir et de les enlever.

Aucune expertise médico-légale sérieuse ne peut être effectuée dans les conditions existantes. L'expert médico-légal de Grozny n'a en sa possession rien d'autre que des gants en caoutchouc et un scalpel. Aucune analyse n'est faite pour établir précisément la date de la mort. Les balles ne sont pas retirées des corps. Tout cela ne peut que favoriser l'enterrement ultérieur de l'affaire. Les enquêteurs de la procurature de Grozny se plaignent depuis longtemps d'être chroniquement surchargés d'une masse d'affaires criminelles à instruire. Il est évident qu'avec une telle surcharge ils ne peuvent pas mener d'instruction sérieuse sur les meurtres des personnes dont les corps ont été retrouvés près de Khankala. Le procureur de Grozny a refusé de communiquer aux représentants de "Mémorial" quoi que ce soit sur le fond de l'instruction et les a renvoyé au procureur de la République tchétchène.


4 - Les déclarations officielles sur les corps découverts dans l'ensemble de datchas à la lisière de Grozny sont extrêmement contradictoires et embrouillées (annexe 4). Il semblerait même parfois que le procureur de la République tchétchène Vsevolod Tchernov se réfère à une autre fosse commune que celle dont les médias ont parlé pour la première fois le 24 février. Il n'est pas exclu qu'un tel manque de précision et une telle confusion soient volontaires. On a l'impression que la tâche principale de la procurature de Tchétchénie, en liaison avec les enquêtes menées, est d'essayer de "sauver " les représentants des forces fédérales.

Dès le 25 février a été élaborée la version selon laquelle les corps découverts étaient ceux de combattants. Et cela bien que les officiels savaient que plusieurs corps avaient déjà été enlevés du village de datchas et qu'il s'agissait de personnes disparues après leur arrestations par les forces fédérales. Ce jour là, la kommandantur de Grozny a annoncé au correspondant de RIA-Novosti que peut être "ces charniers ont plus d'un an. Lors de la prise de Grozny des groupes spéciaux ramassaient les combattants morts et les enterraient dans des fosses de ce type.

Le jour même une "source bien informée dans le groupe militaire uni du Caucase nord" a annoncé au correspondant de RIA-Novosti que "selon une des versions, les cadavres découverts dans le village de datcha du quartier de Grozny sont ceux des combattants tués à la suite de règlements de compte entre bandes armées."

Le 2 mars, le procureur de la République tchétchène V. Tchernov annonce que selon les conclusions provisoires de l'enquête "une grande partie des morts, probablement, étaient des combattants". Selon lui, il n'est pas exclu que le village de "Zdorovie" "ait été utilisé comme une forme particulière de cimetière ". Les combattants, en emmenant les morts et les blessés de Grozny, auraient jeté dans cet ensemble de maisons les "étrangers", a expliqué le procureur.


5 - L'absurdité des affirmations officielles suscitées est absolument évident.

a - A l'heure actuelle on peut déjà affirmer avec entière certitude qu'au moins la majorité des personnes dont les corps ont été trouvés dans l'ensemble de datchas près de Khankala sont les victimes d'exécutions sommaires. Nous comprenons sous ce terme le meurtre planifié de personnes sans défense, enlevées d'abord par les meurtriers et se trouvant complètement sous leur contrôle. Par ailleurs, nous n'affirmons pas que les représentants du commandement militaire ou des pouvoirs civils se trouvant à l'extérieur de la Tchétchénie aient eu connaissance de ces exécutions sommaires.

Les représentants du centre des droits de l'Homme "Mémorial" ont discuté le 28 février 2001 à Grozny avec ceux qui ont enlevé les corps du village près de Khankala et ont mené l'expertise médico-légale. Selon eux, l'absolue majorité des corps découverts jusque là appartiennent à des personnes mortes depuis moins d'un an. Pour un certain nombre de corps on peut affirmer avec certitude que le meurtre a eu lieu de un à trois mois auparavant. Selon nos interlocuteurs, seul un des corps appartient à une personne mort depuis un an ou plus. Les corps portent les traces de blessures par armes à feu et par armes tranchantes. Certains des corps ont des blessures par arme tranchante au cou, les oreilles coupées. Beaucoup de corps portent la marques de coups de feu dans la tête. L'absolue majorité des corps avaient les bras attachés, et les visages ou les yeux étaient bandés.

Les représentants du centre des droits de l'Homme "Mémorial" ont examiné le 28 février 2001 les corps se trouvant dans le bâtiment du MTchS (un ancien dépôt) pour identification. A ce moment là s'y trouvaient 23 corps (dont les corps de 3 femmes). Deux autres corps se trouvaient dans le local du Département de l'Intérieur du quartier Oktiabr. Ainsi, au 28 février 25 corps avaient été retirés et examiné par un expert médico-légal. De plus, douze autre corps avaient été découverts et se trouvaient encore dans l'ensemble de maisons près de Khankala. Nous avons vu que beaucoup des corps avaient les bras attachés. Au minimum deux des corps avaient les oreilles coupées. Les baillons sur les visages avaient été enlevées pour permettre l'identification. Les collaborateurs de "Mémorial" ont filmé les corps. L'analyse du matériel vidéo faite à Moscou (cf annexe 5, non traduite) confirme que les corps découverts près de Khankala sont ceux de victimes d'exécutions sommaires.

Le 2 mars, les collaborateurs de Mémorial ont vu dans le bâtiment MTchS 50 corps qui se trouvaient là pour identification (dont ceux de quatre femmes). Beaucoup des cadavres qui venaient d'arriver avaient également les bras attachés, certains les oreilles coupées.

b) Il est possible que parmi les personnes exécutées se soient trouvées des combattants prisonniers. Mais on sait avec certitude que parmi les corps trouvés près de Khankala se trouvent ceux de personnes arrêtées par les forces fédérales en dehors des opérations militaires. Deux de ces cas sont relatés plus haut (point 2). De plus le 28 février, à Grozny, dans le bâtiment du MTchS où avaient été amenés les corps, Sokhrat Iliasovna Askhabova, habitante du village de Iandi-Khutor, a reconnu le corps de son frère Saïkhan Iliasovitch Askhabov, né en 1960. Il avait été arrêté par les militaires le 14 août à 5 heures du matin dans le village d'Alkhan-Kala, et depuis avait disparu. La procurature, à laquelle elle s'était adressée n'avait rien pu lui apprendre sur le sort de son frère durant tous ces mois. Le 2 mars, au même endroit, Ramzan Abouevitch Edilbekov a identifié le corps de son frère A. Edilbekov, qui avait été arrêté à Grozny le 23 décembre 2000. Ses déclarations ont été enregistrées sur cassette vidéo par les collaborateurs de "Mémorial". La komandantur militaire de Grozny reconnaît les fait, mais pour une raison inconnue affirment que A. Edilbekov a disparu en août de l'année dernière (Interfax, 3 mars). De plus, une collaboratrice de "Mémorial" a enregistré les déclarations de Bassou Moussaeva, qui en recherchant les corps de ses frères disparus a été témoin du fait que le 25 février 2001 dans le bâtiment du Département de l'Intérieur d'Oktiabr une femme a reconnu le corps de son mari disparu, Issa Larsanov, arrêté dans sa maison le 17 janvier 2001.

c) Les corps ont été découverts dans un ensemble de datchas situé à moins d'un kilomètre de la base militaire de Khankala, et n'ont pas pu y être amenés par les combattants tchétchènes.

Khankala a été occupé par les forces fédérales il y a plus d'un an , en décembre 1999. Il est absolument évident que dans les mois suivants tout le territoire aux abords de la base militaire principale de Tchétchénie a plus d'une fois été "nettoyé". Et même si on suppose qu'auparavant les combattants y avaient déposé des corps, ces cadavres n'auraient pas pu passer inaperçus.

L'absolue majorité des corps découverts appartient sans aucun doute à des personnes tuées depuis moins d'un an. Depuis le début de l'année 2000, seuls des combattants suicidaires auraient pu essayer pour d'obscures raisons d'amener des corps et à plus forte raison de fusiller quelqu'un à une courte distance d'une base militaire russe.

Tout ce qui a été exposé plus haut nous permet d'affirmer que les corps des personnes découverts dans le village de datchas près de Khankala sont une preuve irréfutable des crimes de guerre commis par les forces fédérales.