Un chirurgien tchétchène détaille les exactions russes

"On nous tue à petit feu"
28 octobre 2000

Starye Atagui

"Ce n'est pas une guerre, c'est un assassinat collectif, on nous tue à petit feu." Les yeux cernés, Andarbek Bakaïev, 38 ans, ne mâche pas ses mots. Le chirurgien chef de l'hôpital de Starye Atagui a perdu tout espoir de voir le conflit russo-tchétchène se terminer rapidement. Fumant cigarette sur cigarette, il raconte d'une voix blanche: "Le 7 septembre, une quinzaine de Russes masqués ont fait irruption dans l'hôpital vers 7 heures du matin. Ils ont pointé le doigt sur l'un de mes malades arrivé en mars, Edilbek Issaïev. A peine remis de ses blessures d'obus, cet homme de 33 ans marchait encore avec des béquilles. Ils m'ont promis de me le ramener. Six jours plus tard, un paysan du coin a trouvé une fosse commune au bout de son champ, avec quatre macchabées empilés. Le corps d'Edilbek était au-dessus de celui de trois autres jeunes hommes qui avaient disparu", rapporte-t-il le regard dans le vide.

"Nettoyage".
Andarbek ne veut pas savoir si son patient était un boïvik (rebelle indépendantiste) ou non. Tout ce qu'il sait, c'est que cette guerre n'est pas une guerre comme les autres. "Il n'y a pas de front, pas d'ennemi visible."

Depuis que, début février, les combattants indépendantistes ont quitté en masse Grozny, offrant la possibilité aux forces russes de s'y installer, les combats entre "fédéraux" et groupes de rebelles armés ont cessé. En revanche, les exactions des soldats russes n'ont cessé de se multiplier. Il ne se trouve pas un seul village tchétchène dans lequel, à l'occasion de la traditionnelle zatchiska (opération de "nettoyage" des forces russes), de jeunes Tchétchènes n'aient disparu. Les plus chanceux s'en sortent avec des ecchymoses et quelques milliers de dollars en moins, les autres ne reviennent pas.

"Cagoules noires".
Deux anciens officiels du Parlement tchétchène ont été enfermés et maltraités en mai sur la base militaire de Khankala, à Grozny, au quartier général des forces russes en Tchétchénie. L'un d'eux raconte: "On nous a arrêtés à un poste de contrôle et emmenés à Ourous-Martan, sans aucune raison officielle. Là-bas, à la kommandantoura (bâtiment des forces de police russes), on nous a montrés à des journalistes de télé russes, auxquels nous avons été présentés comme des boïviki. Puis on nous a transférés par hélicoptère à Khankala, où on nous a installés dans un wagon sur lequel était inscrit "café". En fait, cela a été notre prison pendant dix jours. Menottés, plaqués au mur avec interdiction de s'asseoir, on n'avait même pas le droit d'aller aux toilettes, nos geôliers nous passaient une bouteille pour nos besoins. Nous n'avons rien eu à manger ni à boire, sauf cinq à six fois une conserve ou un peu d'eau. Six autres prisonniers, plus jeunes que nous, se trouvaient aussi là. La nuit, ils étaient battus par des hommes portant des cagoules noires, des Omon de Moscou (troupes spéciales de l'Intérieur russe). Mon ami et moi avons eu de la chance, peut-être parce que nous sommes plus âgés, on ne nous a pas battus. Quant aux autres, je ne sais pas s'ils s'en sont sortis vivants." L'un de ces deux officiels, qui avait 1 800 dollars sur lui lors de son "arrestation", a été obligé de remettre cet argent à un officier pour s'en sortir. Afin de "libérer l'autre individu", les Russes ont exigé 5 000 dollars et trois mitraillettes".

Par ANNE NIVAT
Libération
http://www.liberation.fr/russie/actu/20001028samh.html