Une enquête de "Moskovskié Novosti" démontre la complicité des officiers russes et de certains chefs de guerre tchétchènes dans le trafic de pétrole. Ce scandale, qui révèle l'impuissance du Kremlin, serait le principal obstacle à l'instauration de la paix.

Le pétrole plus que jamais au coeur du conflit

27 juillet 2001


Sanobar Chermatova
Moskovskié Novosti - Courrier International
source : http://www.radicalparty.org/

Le pétrole tchétchène a donné naissance à un grand nombre de mythes où s'entremêlent enjeux politiques et récits fabuleux sur les revenus des boss du brut. La liste est longue qui égraine les meurtres non élucidés et les enquêtes interrompues, les héros étant morts ou provisoirement "hors circuit". Les Tchétchènes pensent que c'est le pétrole qui est à l'origine des conflits et des guerres. Ont-ils raison de le croire ? Quel rôle a réellement joué le pétrole dans les événements dramatiques qui se déroulent au Caucase du Nord ?

En 1991, la Tchétchénie indépendante naissait, bercée par les promesses de son président, Djokar Doudaev : le pétrole allait apporter des richesses colossales. Mais, au bout de deux ou trois ans, la population manifestait pour rappeler au Président ses projets de bâtir un Koweït local et d'"installer des robinets en or dans toutes les maisons".

Le seul produit d'exportation qui rapportait au pays focalisait l'attention de tous, attention qui augmentait à mesure qu'éclataient des scandales. Début 1993, les frères Rouslan et Nazarbek Outsev étaient assassinés à Londres ; en mars, l'adjoint du vice-Premier ministre, Guennadi Sanko, était tué par balle en plein centre de Grozny : des meurtres liés au pétrole.

Les licences d'exportation étaient alors délivrées par Doudaev uniquement. Les bénéfices venaient de la différence de prix pratiquée sur l'essence, le mazout et le diesel entre les marchés intérieur et extérieur. Une tonne d'essence en Tchétchénie valait 1 dollar (5-6 roubles à l'époque), mais se vendait 150 dollars en Lituanie. Jusqu'à la mi-1992, il n'y avait pas de douanes entre les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), et donc pas de droits de douane - l'exportation de produits pétroliers était réellement un business en or massif. Parmi les plus fameux "rois du pétrole", on trouvait alors Iaragui Mamodaev, le premier vice-Premier ministre, et Adam Albakov, directeur de l'usine d'Arend. Après un scandale lié à la disparition de 300 millions de dollars, Mamodaev fut contraint de démissionner, début 1993. Parti pour Moscou, il devint l'un des plus farouches opposants à Doudaev, tout comme le maire de Grozny, Bislan Gantamirov, qui avait aussi des comptes à régler : en 1992, il touchait 5 % de droits sur la vente des produits pétroliers "pour les besoins de la ville" ; il avait ainsi écoulé 200 000 tonnes de carburant, mais, l'année suivante, on lui retira sa licence.

Les Tchétchènes avaient fondé de grands espoirs sur la manne pétrolière. Ils étaient désormais très déçus. Le niveau de vie baissait inexorablement, Moscou ne versait plus à la République autoproclamée ni salaires de fonctionnaire, ni retraites, ni allocations... Le pouvoir de Grozny allait tomber, à moins d'une guerre.

Il n'existe pas de preuves que le pétrole ait pu être la cause de l'entrée des troupes fédérales dans le pays [fin 1994]. En revanche, la Tchétchénie pouvait avoir un rapport avec le bras de fer entre la Russie et les Etats-Unis pour le contrôle du futur tracé des oléoducs destinés à transporter le pétrole de la Caspienne. Dès 1992, les représentants des plus grosses compagnies occidentales avaient avancé, en Turquie, l'idée d'un oléoduc partant de Bakou et traversant la Turquie pour aboutir au terminal de Ceyhan, sur la Méditerranée. Le "grand jeu" était lancé, car la Russie avait sa propre idée, qui consistait à reprendre un oléoduc existant pour amener le pétrole des gisements azéris jusqu'à Novorossisk. Or ce trajet passait par la Tchétchénie, dont Doudaev avait décrété l'indépendance. On peut imaginer que Moscou, vu l'importance de l'enjeu, ait décidé de "nettoyer" la République insoumise et de punir le général rebelle par la même occasion. Quoi qu'il en soit, fin 1996, l'Azerbaïdjan et la Russie ont bel et bien signé un accord sur le transport du pétrole de la Caspienne par le territoire russe. Ce pétrole-là a visiblement influé sur la décision de rappeler les troupes fédérales de Tchétchénie [fin août 1996]. En août 1996, alors que l'on se battait encore dans Grozny, le président de la Compagnie nationale d'Azerbaïdjan, Natig Aliev, avait déclaré que l'aggravation de la situation en Tchétchénie contraindrait son pays à accélérer la construction d'un oléoduc vers Soupsa, qui traverserait la Géorgie.

Après la victoire des combattants rebelles [le traité de paix est signé fin août à Khassaviourt], les relations entre Moscou et Grozny sont tendues. Leur seul lien est désormais le pétrole de la Caspienne, qui doit passer par le territoire tchétchène. En novembre 1996, le Kremlin invite Aslan Maskhadov à des négociations portant sur un ensemble de problèmes, dont le transport du pétrole de la Caspienne. Maskhadov exige que soit d'abord promulgué un décret sur le retrait des dernières unités russes. Toutes les signatures nécessaires sont alors réunies, sauf celle d'Anatoli Koulikov, ministre de l'Intérieur, qui refuse catégoriquement. Pendant qu'il est en déplacement à Varsovie, l'un de ses adjoints signe à sa place, dans la nuit du 22 au 23 novembre. A 2 heures du matin, le texte du décret est faxé à Grozny.

La question de l'oléoduc est résolue. En septembre 1997, la Russie, l'Azerbaïdjan et la Tchétchénie signent un accord sur le transit du pétrole de la Caspienne par Novorossisk. La Russie doit toucher 15,67 dollars par tonne pour ce transport, et la Tchétchénie, 4,57 pour "assistance au transport". Un bataillon de 400 hommes est chargé de protéger les installations, sous les ordres de Moussa Tchalaev, un proche de Maskhadov. Durant un an environ, toutes les parties respectent leurs obligations, mais, à partir d'août 1998, l'argent de Moscou cesse d'arriver. Pourtant, la compagnie Transneft continue à verser sans anicroche sa "cotisation tchétchène" (1,27 dollar la tonne) au ministère des Finances russe, qui doit y ajouter sa propre quote-part et payer ainsi à Grozny les montants convenus. Mais le ministère s'est "lancé dans la politique".

Les dettes russes pour l'"assistance au transport" deviennent un sujet de pourparlers entre Aslan Maskhadov et deux Premiers ministres russes successifs. Le 4 mars 1999, Aslan Maskhadov, dans des courriers adressés aux ministres de l'Energie, des Finances et des Affaires étrangères, souligne que, depuis cinq mois, la Tchétchénie laisse passer le pétrole sans la moindre contrepartie financière. Finalement, lors de consultations au ministère de l'Energie, les délégués tchétchènes expliquent qu'ils ne sont pas les seuls lésés, mais que leurs partenaires russes le sont aussi : les dettes déstabilisent la situation autour de l'oléoduc, dont les gardiens, qui ne sont plus payés, se rattrapent en volant du pétrole. C'est un oléoduc concurrent qui risque de profiter de cet état de fait : le pipeline de Soupsa, qui passe par la Géorgie et qui sera opérationnel dès le 17 avril 1999. Le ministre, Gueneralov, s'inquiète et signe un nouveau décret pour un paiement qui ne sera pas plus appliqué que les autres. Seul le Premier ministre de l'époque, Evgueni Primakov, parviendra à obtenir un résultat. Le 3 avril, sa disposition n° 519 permet d'honorer une partie des dettes, mais le pillage est déjà florissant en Tchétchénie et touche aussi bien le pétrole qui transite que celui qui est extrait sur place.

Comme le business des enlèvements, celui de l'or noir a des contours géographiques très précis. Les chefs de guerre, qui contrôlent chacun leur territoire, commencent par s'emparer des forages qu'ils abritent. La division du travail est, elle aussi, très rigoureuse. Le propriétaire du puits a souvent un homme à lui au gouvernement pour le protéger, et un groupe spécial garde le forage. Viennent ensuite les "transporteurs", chargés de livrer le pétrole à bon port. Enfin, les partenaires hors des frontières achètent le pétrole et font le nécessaire pour l'écouler comme s'il avait été extrait légalement. Ce sont eux qui touchent le plus puisqu'ils paient le pétrole presque deux fois moins cher que son cours légal et le revendent aux tarifs normaux. Ils sont issus de structures officielles (Dagneft, du Daghestan, et l'usine de produits pétroliers et chimiques d'Ingouchie). Les plus mal payés sont les ouvriers qui extraient le pétrole : il leur revient entre 10 et 20 % de sa valeur réelle. Les transporteurs récupèrent entre 30 et 40 %. L'acheteur acquiert ainsi un camion-citerne de 20 tonnes, au pied du forage, pour 400 dollars, le trajet sous escorte lui en coûte 600, et il vend son camion 1 800 dollars. Bénéfice net : 800 dollars. A l'automne 1999, alors que les troupes fédérales venaient de réinvestir le territoire, ce business offrait le tableau suivant : les anciens puits, qui donnaient de 500 à 600 tonnes de brut par jour, étaient contrôlés par le vice-président Vakha Arsanov et le maire de Grozny, Letcha Doudaev (mort en janvier 2000 en sortant de Grozny encerclé). Ce dernier contrôlait aussi les forages proches de Katayama (banlieue de Grozny). Arsanov, lui, contrôlait d'autres gisements du côté des villages de Dolinskoïé et de Pervomaïskoïé. Tsatsan-Iourt (300 tonnes par jour) était sous la coupe des hommes de Chamil Bassaev, tandis que les puits du village de Vinogradnoïé appartenaient à Radouev.

Cette "guérilla du pétrole" portait évidemment atteinte aux intérêts des professionnels. Le président Maskhadov ordonna plusieurs opérations, des camions-citernes furent même incendiés au Daghestan, mais le pouvoir était trop faible pour combattre des hommes bien armés et dotés de protecteurs au sein même du pouvoir. La situation perdura malgré l'entrée des troupes fédérales [en septembre 1999]. Ce furent désormais les militaires [russes] qui protégeraient ce business, trafiquant souvent avec leurs ennemis, les rebelles tchétchènes. Le tabou sur leurs "occupations" ne fut levé qu'au printemps 2001, et la face cachée de la campagne militaire commença à être dévoilée.

L'enquête sur ce trafic partit d'une phrase sur le vol de pétrole lancée par le chef de l'administration tchétchène, Akhmed Kadyrov, lors d'une séance du Conseil de sécurité [russe]. Vladimir Poutine, après l'avoir entendu parler de ce business florissant, arriva en Tchétchénie sans prévenir et rencontra les responsables administratifs locaux, puis les dirigeants de l'Intérieur, de la Défense et du FSB. Il ordonna d'en finir avec le pillage du pétrole avant le 15 mai. L'opération "Pétrole tchétchène" fut lancée : les mêmes militaires impliqués dans le trafic arrêtèrent, en Tchétchénie, en Ingouchie et en Ossétie du Nord, des convois de camions pleins de pétrole de contrebande, et confisquèrent des miniraffineries clandestines. Mais, comme toujours, l'opération fut plus spectaculaire qu'efficace. Impossible d'éradiquer du jour au lendemain un business aussi rentable.

L'ampleur du trafic dépasse depuis longtemps le simple cadre économique pour engendrer de lourdes conséquences politiques. Ce business illégal qui unit militaires et combattants rebelles change complètement la donne en Tchétchénie. La fraction de haut gradés russes qui vend le pétrole a intérêt à ce que la guerre dure. Comme l'a dit Rouslan Khasboulatov, "avant la guerre, la République comptait un millier de miniraffineries, aujourd'hui, elle en compte de 4 000 à 5 000". Pour le ministère de l'Energie tchétchène, le volume du pillage est de 1 500 à 2 000 tonnes par jour, mais les initiés l'évaluent à beaucoup plus. Même si l'on se fonde sur les données officielles, le bénéfice des trafiquants, avec un prix moyen de 4 à 6 roubles par litre d'essence, atteint de 10 à 12 millions de roubles [environ 3 millions de FF] chaque jour. L'entourage du président Poutine a visiblement lui aussi conclu que le problème clé de la Tchétchénie était l'argent de la contrebande. Le 28 mai, à Grozny, on annonçait la création d'une police spéciale de lutte contre le trafic de pétrole.

La guerre du pétrole tchétchène est loin d'être terminée. Seuls les acteurs ont changé. Les trafiquants de l'époque Doudaev font désormais du business en Russie. Radouev a été arrêté l'an dernier, Letcha Doudaev est mort. Difficile de prédire le résultat de la lutte "russo-russe" contre les hauts gradés impliqués dans la contrebande. La solution la plus radicale serait de retirer les troupes, mais la première tentative, en mai, de réduire la présence militaire en Tchétchénie, a échoué. Evidemment, la seule justification de cette présence est que la stabilité de la République est sérieusement menacée. Moscou tente aujourd'hui de neutraliser les chefs de guerre. En cas de succès, le retrait des troupes sera poursuivi. A ce jour, la lutte contre les généraux du pétrole a dépassé les frontières de la Tchétchénie pour toucher les intérêts vitaux du pouvoir russe. Eradiquer le trafic pourrait permettre à une restauration pacifique de la République, mais, si le pouvoir échoue, le "parti de la guerre" en sortira renforcé, avec tout ce que cela implique.

Source : http://www.radicalparty.org/