Reportage par Anna Politkovskaïa dans "Novaïa Gazeta" Moscou. Extraits

Pas de pitié pour les civils


Le 4 juillet, nouvelle étape dans l'escalade de la violence : les forces russes ont "nettoyé" deux villages tchétchènes loyaux envers Moscou. Des milliers de civils ont fui vers l'Ingouchie.

Le pouvoir, avec la totale complicité de l'opinion, vient de commettre de nouvelles exactions. Sernovodsk est un village tchétchène situé à un kilomètre des camps de réfugiés installés en Ingouchie et du carré de tentes où certains ont entamé une grève de la faim. En plus de ses 5 000 habitants, il héberge plusieurs milliers de réfugiés [venus d'autres coins de Tchétchénie]. Il se trouve sous la protection du gouvernement de la République tchétchène, présidé par Stanislav Iliassov, et du chef de l'administration, le mufti Akhmad-Hadji Kadyrov, ceux-là même qui répètent inlassablement qu'il faut que les réfugiés regagnent la Tchétchénie, ce pour quoi ils "feront tout".

Or, le 4 juillet, peu après 2 heures du matin, les camps [ingouches] ont été réveillés par un grondement étrange montant de la steppe. Ici, si l'on craint une chose, c'est l'arrivée de blindés annonçant les raids de "nettoyage". C'est pourquoi les adultes n'ont pas hésité et ont attrapé les enfants pour se sauver ailleurs, plus avant en Ingouchie. Mais ils ne sont pas allés loin. Au milieu de la steppe, le long de la voie ferrée, une foule se hâtait, louvoyant entre les champs de mines. Ces gens fuyaient la Tchétchénie vers l'Ingouchie. Les chariots filaient, les moteurs des camions bondés de femmes et d'enfants mugissaient. Les hommes couraient, éperdus, dépenaillés, humiliés, certains en pleurs. Les femmes, exténuées, tombaient à terre. Les enfants, ces enfants tchétchènes habitués à tout, scrutaient les ténèbres de leurs yeux exorbités

L'exode. Tel qu'il est décrit dans la Bible. L'exode comme salut. L'exode version russe, début du XXIe siècle. Ses causes : le 3 juillet, Sernovodsk, considéré comme une "zone de sécurité pour les réfugiés", a subi un raid de nettoyage d'une ampleur inégalée, avec plus de 700 arrestations incluant tous les représentants du pouvoir local (chefs de l'administration rurale, police).

Voici le témoignage collectif de ces gens qui, traumatisés par l'outrage, ont demandé à rester anonymes. "Ils ont encerclé le village et le regroupement de wagons où vivent les réfugiés. Tout le monde a été chassé vers les maisons. Les coups de crosse pleuvaient, même sur les enfants. Ils ont arraché les bijoux des femmes, jeté des grenades sur les toits, tordu le cou des poules. Ils ont vidé les maisons de tous les objets de valeur : téléviseurs, tapis. Les hommes ont été poussés dans des camions, sans que personne ne regarde leurs papiers. Ils couvraient d'une bâche ceux qui étaient allongés et les piétinaient. On était plusieurs centaines, âgés de 14 à 70 ans. On nous a dirigés vers un champ au bout du village, le long de la route de Samachki, en nous disant : 'Ça va nous plaire de vous tuer à Samachki.' On nous a maintenus là, sous le soleil brûlant, les malades comme les valides. Ceux qui avaient des cicatrices étaient encore plus martyrisés que les autres et placés à part. Pas la peine de leur dire que c'étaient de vieilles traces d'une opération de l'appendice ou d'un ulcère : toutes étaient assimilées à des blessures de guerre. On nous a ordonné de mettre nos chemises sur la tête pour certains, nos pantalons pour d'autres. Ceux qui refusaient de quitter leurs pantalons étaient emmenés dans des wagonnets métalliques pour y être torturés. On entendait des cris atroces. Ils étaient équipés pour torturer à l'électricité. Des crochets avec des menottes étaient fixés aux parois. La personne y était attachée et battue. Après, on la jetait en plein soleil. Un homme est mort sur place. Il s'appelait Odigov. Le soir, ils ont annoncé qu'ils allaient nous rendre nos papiers dès qu'on aurait signé une feuille certifiant qu'on ne nous avait fait aucun mal. Il était 23 heures, on nous avait parqués dans le champ à 8 heures du matin. On nous a dit que ceux qui refuseraient de signer seraient jetés dans les fondations (il y avait des maisons en chantier à côté), arrosés d'essence et brûlés. Tout le monde a signé. On a vite rassemblé quelques affaires et fui en Ingouchie."

Si ce n'est pas de la provocation, de quoi s'agit-il ? L'organisation de ce "stade chilien" de Sernovodsk, à deux pas de réfugiés en grève de la faim, a produit des effets immédiats : le 4 juillet, les gens de Sernovodsk en fuite sont venus s'ajouter aux affamés de la steppe. Leur raisonnement : "Notre village avait toujours été considéré comme loyal envers les Russes. Maintenant, après ces humiliations, je ne veux plus vivre avec la Russie, je suis avec Maskhadov, même si je ne le soutenais pas avant." Le soir même, les réfugiés des camps d'Aki-Iourt, Iandar et Malgobek ont entamé une grève de la faim illimitée.

Revenons à la veille de cet exode : la petite Fatima a 8 ans. Elle n'est jamais allée à l'école. La peau blême bleuie par la faim, elle a le regard insondable de ceux qui se savent depuis longtemps condamnés et, avec son cou blanc, décharné, où saillent des veines étrangement sombres, elle ressemble à tout sauf à une enfant. Fatima ne sourit pas, ne pleure pas, ne parle pas, et vous regarde droit dans l'estomac.

-"Pourquoi y a-t-il une enfant ici ?

- Elle est venue, s'est assise et a refusé de manger. On a voulu la nourrir, mais rien à faire." Ainsi, Fatima, née à Grozny, orpheline réfugiée à Malgobek, en Ingouchie, en est à sa deuxième semaine de grève de la faim en compagnie de plusieurs dizaines d'adultes, sous un auvent installé à la hâte au milieu d'une steppe brûlée de soleil qui sépare les camps de réfugiés de Spoutnik et de Satsita, établis à la frontière entre la Tchétchénie et l'Ingouchie. Je n'ai pas la force de comprendre ni d'accepter cette grève de la faim d'une enfant, mais la réalité est plus forte que nos sentiments : Fatima ne se nourrit plus dans le but d'arrêter une guerre qui a transformé sa vie en une succession d'enterrements, d'horreurs, de maladies et de travaux éreintants. Est-elle une de ces "provocatrices à la solde de Maskhadov", comme on qualifie, à Moscou, tous les Tchétchènes en grève de la faim ? Absurde. J'interroge ses compagnons :

"Mais à force, vous... vous allez mourir... Pardon pour cette question, mais... c'est justement parce qu'on vous tue que vous menez cette action, non ?

- En Tchétchénie on meurt pour rien, après des tortures, dans la honte, sans laisser de trace. Ici, notre mort servira à ce que les autres vivent...

- La population saura que nos tombes sont celles de gens qui sont morts pour que règne la paix sur leur terre...

- Nous n'en pouvons plus d'attendre, nous avons besoin de la paix."

Qui parle ainsi ? Iakha Akhmedova, une grand-mère édentée de 65 ans, qui jeûne depuis quinze jours. Elle est de Grozny, elle a eu 10 enfants ; Makhmoud Abdoulchaïdov, 45 ans, atteint d'un cancer ; Andi Seïgatov, 67 ans, retraité, de Grozny. Durant cette guerre il a été placé deux fois contre un mur pour être fusillé par des soldats ivres, et gracié au dernier instant. Il a enterré les autres, ceux qui étaient près de lui contre le mur. Akhiad Oumaev, neuf jours de grève, retraité, arrive de Sernovodsk. Il a enterré en janvier le cadet de ses trois fils, sauvagement assassiné deux jours avant son mariage par les hommes de Kadyrov, coupable seulement d'avoir critiqué ce dernier.

Il est tard. Oumalt Oumajev, poète (5e jour sans manger) lit les vers qu'il a composés sur sa patrie, traduits en russe par Lioudmila Pavlioutchenko (4e jour), psychologue de Chakhty, région de Rostov, membre de l'Union des femmes du Don, venue soutenir les grévistes. Son poème fini, il le lui tend en cadeau, avec le papier remis par le chef de l'administration du village d'Ermolovka (Alkhan-Kala), d'où il est originaire. Ce sommet de l'absurdité militaire serait comique s'il n'était pas tragique. "Certificat. Le 28/09/2000, M. Oumajev Oumalt, né en 1964, a sauté sur une mine du secteur F-1 pendant qu'il cherchait sa vache sur le terrain du commandement militaire de la localité d'Alkhan-Kala, région de Grozny." Ces quelques mots aberrants représentent son unique chance de ne pas être tué. Ici, on baigne dans une telle folie qu'à chaque contrôle Oumalt est arrêté, battu, rabaissé, martyrisé. Pour la simple raison qu'il lui manque une jambe. On en déduit que c'est un rebelle blessé et amputé. Avec son certificat, Oumalt est parti pour l'Ingouchie avec sa famille. Il est au camp Bella, tente n° 42, bloc 7. "Je ne rentrerai pas tant que les troupes ne se seront pas retirées. C'est pour ça que je fais la grève de la faim."

Qu'en dit notre pouvoir, si sauvagement maître de lui ? Il reste fidèle à lui-même. Aucun responsable politique russe n'est venu ici. Personne n'a daigné s'intéresser à ce qui se passe sous les tentes des grévistes de la faim, personne ne s'est demandé où allait mener cette protestation autodestructrice, ni si Fatima l'orpheline, dont l'attitude est à l'image de l'effondrement de l'Etat, allait y survivre. La Tchétchénie, on la fuit, personne n'y retourne. Or nous sommes à la fin de la deuxième année de "rétablissement de l'ordre constitutionnel".

Il n'y a donc toujours aucune confiance dans le pouvoir. Et ce dans l'une des régions les plus loyales envers la Russie. Que faut-il faire pour expliquer que la patience des gens n'est pas illimitée ? Qu'à ce jour il ne leur reste rien d'autre à faire que prendre les armes ? Que trop de gens qui ne souhaitaient pas se battre, ni à l'été 1999, ni à l'hiver 2000, ni même au printemps 2001, rêvent aujourd'hui de le faire ? Et qu'ils disent à leurs enfants : "Si tu vois un Russe avec une arme, tu le butes."

Anna Politkovskaïa
Source : Courrier International du 26 juillet au 1 août 2001

NB: Anna Politovskaïa a publié en 2000 chez Robert Laffont : Voyage en enfer : journal de Tchétchénie.