Un véritable mouvement tectonique secoue la société Russe.

Une majorité de Russes veulent la paix

27 juillet 2001

Boris Kagarlitski
Novaïa Gazeta
reproduit dans Courrier International

Vladimir Poutine a tout misé sur la guerre et la victoire. Face à l'impasse actuelle, il n'a qu'une solution : museler les médias et poursuivre sa propagande. Mais cette stratégie ne fait que retarder les échéances.

Fin juin, la propagande du Kremlin a rendu publique une nouvelle fournée de communiqués victorieux en provenance de Tchétchénie. La mort du chef de guerre Arbi Baraev a été présentée comme la preuve du succès des forces fédérales. Pourtant, les experts militaires savent bien que, dans un conflit comme celui-ci, la disparition d'un chef de guerre ne règle rien. D'ailleurs, l'opinion russe n'y a pratiquement pas réagi. Il est trop tard. Trop de soldats sont morts. Trop de gens ont compris ce qui se passe en réalité dans cette République insurgée.

La société est lasse de la guerre, l'armée aussi. Dans toutes les couches de la société, on a de plus en plus conscience que la politique russe en Tchétchénie s'est fourvoyée. La propagande n'est pas toute-puissante. La population s'immunise. Pour la majorité des Russes, la victoire ne sera effective que lorsque les soldats rentreront vivants à la maison - même vaincus. Un véritable mouvement tectonique secoue actuellement la société : le sentiment antiguerre a tellement progressé qu'il est devenu, pour la première fois, dominant. Il est même plus puissant qu'à la fin de la première guerre. Seulement, en 1996, la presse en parlait beaucoup, voire en exagérait l'importance. Actuellement, il est passé sous silence.

Le 1er juillet, une manifestation contre les atteintes aux droits des citoyens et contre la guerre en Tchétchénie a eu lieu place Pouchkine, à Moscou. Pas une seule caméra de télévision n'a couvert l'événement. Pourquoi ? Trop peu de manifestants ? L'un des intervenants a rappelé qu'en 1996, au même endroit, ils étaient dix et que trois équipes les filmaient. Les images furent diffusées sur les chaînes de télévision publiques. Le 1er juillet dernier, il y avait pourtant de quoi montrer aux téléspectateurs : des jeunes, russes, tchétchènes, moscovites, provinciaux, qui manifestaient souvent pour la première fois. Si ces gens se sont rassemblés par un brûlant dimanche d'été dans une capitale vidée de ses habitants, ce n'est pas pour exprimer des doléances personnelles, mais parce qu'ils avaient trop mauvaise conscience en continuant à se taire.

Le problème n'est pas que les journalistes sont indifférents à cette actualité, mais que leurs patrons ne leur commandent pas de reportages contre la guerre. En 1996, il y avait dans l'élite russe des éléments capables de s'adapter à un changement de situation. Le président Eltsine, instigateur de la guerre, avait su se transformer en faiseur de paix. Et les autres politiciens lui avaient emboîté le pas. Dès le début de la seconde guerre, en revanche, les politiques ont commencé par brûler les ponts. Le pouvoir et la plupart des membres de l'opposition ont soutenu la campagne militaire, mais ils l'ont fait de telle sorte qu'ils se sont coupé toute possibilité de retraite. Et se sont pris à leur propre piège. La guerre a compromis tout le sommet de la pyramide russe, ou presque. La paix a cessé d'être un argument intéressant dans les intrigues politiques.

On peut déclencher deux fois de suite une guerre absurde et perdue d'avance sans subir de gros dommages politiques. On peut la perdre deux fois. Mais on ne peut pas, sous peine de crise grave, conclure coup sur coup deux paix déshonorantes. Celui qui le ferait sauverait l'Etat, coincé dans une impasse, et l'armée en déliquescence, mais au prix de sa propre carrière. Le Kremlin comprend bien tout cela. Pour autant, il ne voit pas comment régler le problème. Le régime a tout misé sur la guerre, qui est l'unique justification morale de l'équipe en place. Dire la vérité serait fatal. Accéder au souhait de la société reviendrait à un suicide politique. Mais ne pas le faire constitue aussi un risque majeur pour le pouvoir. Là réside tout le drame.

Impuissant sur le champ de bataille, le Kremlin ne peut que renforcer la pression de la propagande sur la société. Mais cela exige un accroissement permanent du contrôle sur les médias. Malgré la corruption qui règne chez nos journalistes, une certaine déontologie survit ici ou là. Et, même si c'est encore l'exception, cette "attitude déviante" représente un danger mortel pour le système. Il devient alors urgent pour lui d'ouvrir un second front, intérieur celui-là, contre les journalistes.

Cependant, plus le pouvoir s'acharne sur la presse, plus la vérité filtre dans ses colonnes. Comme par instinct de survie du journalisme. Les titres qui publient de la propagande mensongère perdent la confiance des lecteurs. Le Kremlin n'a alors qu'une solution : l'introduction d'une censure ouverte et totale. Or l'administration présidentielle ne peut s'y résoudre. Non qu'elle respecte la liberté de la presse, mais le Kremlin n'a pas les moyens de bâtir l'appareil de contrôle adéquat. La discipline de la presse soviétique ne venait pas de sa peur de la censure, mais de l'accord idéologique des journalistes eux-mêmes. Du coup, le pouvoir a beau faire pression, il ne peut écraser les journaux. C'est comme avec la Tchétchénie.

Selon certaines sources, plus de 1 000 officiers des services secrets ont été mobilisés contre la chaîne privée NTV : une opération d'une ampleur comparable à la guerre dans le Caucase ou à la plus grosse opération du FBI contre le Ku Klux Klan. Résultat ? Ils ont eu la peau de deux ou trois émissions. L'opération spéciale de destruction de NTV s'est soldée par le transfert des journalistes insoumis sur la 6e chaîne. Pour sauver un minimum de réputation, la "nouvelle" chaîne NTV est obligée de diffuser une certaine quantité d'informations fiables. Une guérilla de l'information a ainsi commencé. L'ennemi a été dispersé, devenant moins vulnérable. Non seulement les journalistes vedettes de NTV et autres personnalités "nuisibles" sont toujours à l'antenne, mais, bientôt, de nouveaux "chefs de guerre" de l'information feront leur apparition.

De fait, le problème du Kremlin ne réside pas dans ce que dit une chaîne de télé ou un journal en particulier, mais dans l'information en tant que telle. Les nouvelles, bonnes ou mauvaises, gênent le Kremlin, dont l'idéal serait un pays où les informations sont remplacées par des communiqués officiels, comme sous Leonid Brejnev. Certes, le pouvoir ne peut se passer de propagande. Dans la Russie contemporaine, les traditions soviétiques et les techniques publicitaires américaines ont fusionné pour créer une arme redoutable. Toutefois, comme disait Antonio Gramsci, la répétition est la base de toute propagande. C'est là sa force et sa faiblesse. Au début, les formules ressassées marquent les esprits, puis elles exaspèrent. Les gens de talent finissent par la délaisser, l'ennui devenant insoutenable.

Les correspondants occidentaux se plaignent actuellement de n'avoir rien à écrire sur la Russie. Ne vous en faites pas, chers confrères, ce n'est que le calme qui précède la tempête. Un an et demi sans le moindre problème résolu, cela signifie tôt ou tard une crise, comme l'a montré l'expérience de la stabilité brejnévienne. La différence est que le pouvoir a désormais beaucoup moins de ressources pour figer la situation. Tout va plus vite. Pour l'instant, le Kremlin ne fait que se créer des ennemis et accumuler les problèmes. La véritable bataille politique, elle, n'a pas encore commencé.

Source : Transnational Radical Party <http://www.radicalparty.org/>