Tabassages et tortures sont les méthodes privilégiées des enquêteurs

En Russie, l'aveu à tout prix
8 janvier 2001

Moscou

En Russie, toute rencontre avec les "forces de l'ordre" peut tourner au cauchemar. Une semaine après une élection régionale, Sergueï Maksachiov, ex-adjoint du gouverneur sortant de Koursk, avait jugé bon de donner sa démission. En guise de remerciements, il a été convoqué le18 novembre par un homme qui s'est présenté comme un officier de la sécurité militaire assisté de deux malabars. On lui a tendu un papier, un stylo, et on a exigé qu'il dévoile les "machinations financières" de l'ancien gouverneur. Son refus lui a valu trois heures de passage à tabac et un séjour à l'hôpital.

L'affaire a fait du bruit, une enquête a été ouverte, et l'un des responsables arrêté. Mais cette promptitude à sévir est inhabituelle. Les mauvais traitements sont plus souvent la règle que l'exception dans les commissariats, où ils constituent le moyen privilégié des enquêteurs d'extorquer des aveux qui seront devant les tribunaux la pièce maîtresse de l'accusation.
Violée. La frêle Lioubov Nebrentchina, arrêtée à Moscou pour vol en janvier 1997, se souvient de tout ce qu'elle a subi lors de l'interrogatoire. Après la fouille au corps, les coups de matraques en bois sur les reins et la tête, puis les coups de botte dans le foie, après un étranglement avec sa ceinture et l'injonction de se déshabiller sous les coups: "Ils m'ont dit de poser le haut du corps sur la table métallique et ils m'ont violée." La séance a duré entre six et sept heures. Lioubov ne niait pas sa participation au vol pour lequel elle avait été arrêtée. Mais elle refusait qu'on lui "colle toutes les affaires non résolues du quartier". Ecrouée, Lioubov a attendu des jours avant de voir un médecin, et le viol n'a jamais fait l'objet d'un constat. Ses plaintes sont restées sans réponse, et elle n'a vu un avocat commis d'office pour la première fois qu'un an et demi après son arrestation, dans la salle du tribunal lors de l'ouverture de son procès. "C'était une avocate qui n'a montré aucun intérêt pour mon affaire et répétait que j'étais coupable mais qu'il fallait tenir compte de ma jeunesse. Elle ne s'est même pas déplacée pour la lecture du verdict", raconte la jeune femme, condamnée à neuf ans de prison mais libérée en août pour bonne conduite, qui a rejoint une association œuvrant à l'éducation des détenus.

"Dans notre pays, l'approche inquisitoriale a toujours prévalu, remarque Me Iouri Kostanov, président d'une association d'avocats de Moscou. La police continue de penser que l'aveu est la meilleure des preuves et ne comprend pas qu'il existe une différence entre un accusé et un criminel. En fait, l'Etat lutte contre la criminalité avec des méthodes criminelles." La torture, dans le sens que lui donnent les conventions internationales, est "appliquée dans plus d'une affaire sur deux", dit-il.

Outre le lourd héritage soviétique, plusieurs éléments favorisent ces pratiques. Les enquêteurs et les inspecteurs de police, qui travaillent main dans la main avec le parquet, ont encore un niveau d'instruction peu élevé. "60 % des enquêteurs, lesquels peuvent venir du parquet, de la police, de la police fiscale ou des services de sécurité (FSB, ex-KGB), n'ont pas de diplôme d'instruction supérieure", dit l'avocate Elena Liptser. Les enquêteurs doivent à tout prix trouver des coupables. "Leurs chefs exigent des arrestations. Jamais un enquêteur ne devra expliquer pourquoi il a arrêté un suspect. Si, en revanche, il en laisse un en liberté, il sera soupçonné d'avoir touché des pots-de-vin", poursuit l'avocate.

Les prévenus se trouvent totalement démunis devant l'arbitraire. Il n'existe pas de juges d'instruction. C'est le parquet qui signe le mandat d'arrêt et supervise l'enquête. "Selon la Constitution, l'accusé a le droit à un avocat dès son arrestation. Mais, selon le code de procédure pénale, il peut être assisté d'un défenseur seulement à partir du moment où on lui notifie son arrestation par procès-verbal. Concrètement, cela veut dire qu'on garde le suspect au commissariat quelques jours, où il est battu et interrogé. Quand il a avoué, on lui remet son procès-verbal", dit Me Kostanov. Théoriquement, un détenu peut faire appel de son arrestation, mais 90 % de ces plaintes sont rejetées, selon Me Kostanov.

Théoriquement aussi, les victimes de mauvais traitements peuvent porter plainte. Mais leurs réclamations ont peu de chances d'aboutir. L'assistance d'un avocat n'est pas une garantie de succès, et les tribunaux, la plupart du temps, ne considèrent pas comme nuls les aveux recueillis sous la torture. "J'ai défendu un jeune homme que les coups avaient rendu aveugle, dit Me Kostanov. J'ai présenté à la cour le constat du médecin montrant que sa cécité était due à un violent traumatisme et que ses aveux lui avaient donc été extorqués. Mais le juge a estimé que les causes de cette cécité n'avaient pas d'importance pour l'affaire." Les tribunaux se rangent en règle générale du côté de l'accusation: les acquittements constituent 0,4 % des verdicts, et la moitié de ces acquittements sont annulés en cassation.

Dénégations. Le défenseur des droits de l'homme Andreï Babouchkine vient de publier avec l'aide de l'Unesco un Manuel à l'usage des victimes de la torture. "Les plaintes n'aboutissent pas pour une série de raisons, explique-t-il, la victime ne connaît pas le nom de l'auteur des violences, car les policiers ne se présentent pas et n'ont pas de badges, elle n'a pas accès au constat médical ni aux motifs du rejet de sa plainte, et le procureur classe l'affaire, car il se contente des dénégations des services de police et n'interroge ni le plaignant ni les éventuels témoins."

En attendant une réforme du code de procédure pénale, le dernier recours reste pour beaucoup de Russes la Cour européenne à Strasbourg. La procédure est lente, et les premiers jugements d'affaires concernant la Russie, admise en 1996 au Conseil de l'Europe, devraient être rendus prochainement. "Nous mettons tous nos espoirs dans ces décisions qui pourraient créer un précédent", explique Me Elena Liptser, conseillère d'une ONG russe coopérant avec la Cour de Strasbourg, où elle a déjà déposé quelque 60 dossiers.

ANNE NIVAT
Libération
http://www.liberation.fr/russie/actu/20010108lunl.html