Les forces russes poursuivront leurs opérations en Tchétchénie "jusqu'à la victoire totale contre le terrorisme, qui empêche encore le retour à une vie normale dans la République", a assuré, le 20 février 2002, le commandant en chef des forces fédérales, le général Vladimir Moltenskoï.

Ces déclarations martiales ne suffiront pas à tirer Moscou du bourbier tchétchène : si les horreurs commises par les troupes russes n'ont pas écrasé la résistance, elles interdisent en revanche toute collaboration avec l'occupant. Un jour ou l'autre, il faudra revenir à la table de négociation.

La Russie s'enlise en Tchétchénie

Mars 2002

Le Monde Diplomatique

Un jour comme un autre en Tchétchénie. Une patrouille militaire russe tombe sur une mine. Elle est alors la cible de tirs de mitrailleuses et de roquettes. De jeunes soldats s'écroulent. Leurs camions et leurs tanks sont la proie des flammes. Les combattants tchétchènes se retirent. Quelques heures plus tard, des renforts russes lancent une opération de ratissage dans les villages voisins. Ils arrêtent des hommes, parfois même des femmes. Parmi les villageois arrêtés, certains "disparaissent" ; d'autres, dont les familles paient la libération, sont relâchés après avoir subi des sévices.

Lancée durant l'été 1999, l'opération "antiterroriste", qui, selon le gouvernement russe, devait prendre fin en mars de l'année suivante, se poursuit. Cette guerre d'usure a causé la mort de dizaines de milliers de civils, détruit à grande échelle et dépeuplé la république caucasienne. De sources officieuses, la population serait passée de 1,2 million à l'époque soviétique à 400 000 aujourd'hui (1). Du côté russe aussi, les pertes atteignent un niveau insoutenable (2). Ainsi la destruction de deux hélicoptères a coûté la vie, le 17 septembre 2001, à deux généraux et à huit colonels, puis, le 27 janvier 2002, au vice-ministre russe de l'intérieur, le général Mikhaïl Roudchenko, et à treize autres officiers de haut rang. La Russie est prise au piège et ses dirigeants n'ont aucune perspective pour en sortir.

Pourtant, s'agissant d'une guerre de guérilla de longue durée, l'impasse était prévisible. En 1999, le nord du Caucase posait réellement un problème de sécurité, et la Russie devait " faire quelque chose " en Tchétchénie. Indépendamment même des attentats contre des immeubles d'habitation à Moscou et dans d'autres agglomérations, que certains attribuent aux services russes, l'invasion du Daghestan par plusieurs centaines de rebelles, tchétchènes pour la plupart, appelait nécessairement une réaction. Mais tenter de résoudre le problème en écartant tous les moyens non militaires et en déclarant une guerre totale relève de l'absurdité. C'est la preuve que les dirigeants russes ne connaissent pas leur propre histoire - ils n'ont pas lu Lermontov ni Tolstoï (3), et pas tiré les conclusions du premier conflit en Tchétchénie, entre 1994 et 1996.

Le "second" s'inscrirait, entend-on souvent, dans l'engrenage des hostilités russo-tchétchènes, qui remonteraient à deux cents ans, voire plus. Une telle analyse est à la fois erronée et dangereuse, car elle introduit une vision déterministe de l'histoire qui voudrait que Russes et Tchétchènes soient en état de guerre permanent. Au XIXe siècle, la Russie ne combattait pas le groupe ethnique des Tchétchènes : elle s'opposait à un front de résistance des peuples caucasiens, dont la figure emblématique fut l'imam Chamil, un Avar originaire du Daghestan. Les Avars ont conservé un esprit tout aussi combatif que les Tchétchènes, mais ils ne se sont pas rebellés contre Moscou depuis le début des années 1990. Pas plus que d'autres peuples musulmans du Caucase, Kabardes, Tcherkesses, Ingouches ou Lezguiens. La Tchétchénie, elle aussi, aurait pu trouver un accommodement avec le nouveau pouvoir à Moscou.

Un conflit instrumentalisé

De même, l'argument russe selon lequel la perte de la Tchétchénie entraînerait l'éclatement de la Fédération de Russie, sur le modèle de l'Union soviétique, paraît injustifié. Depuis les accords conclus entre les autorités fédérales et le Tatarstan en février 1994, la Tchétchénie est désormais le seul " sujet " de la Fédération à revendiquer une pleine souveraineté (4). Ce qui mine surtout l'autorité de la Russie dans le Caucase, ce sont les violations massives des droits humains commises par Moscou, conjuguées à son impuissance militaire et politique.

Bref, un conflit qui s'enlise dans le Caucase n'est pas dans l'intérêt de la Russie. Et pourtant, par deux fois en dix ans, les dirigeants russes ont tenté d'instrumentaliser la situation explosive dans le nord du Caucase pour régler des problèmes politiques au Kremlin. L'invasion de décembre 1994 a été décidée pour accroître les chances de M. Boris Eltsine dans l'élection de 1996. De même, en 1999, le conflit a contribué à donner une assise populaire à cet inconnu qu'était alors M. Vladimir Poutine. L'invasion du Daghestan par les forces tchétchènes sous le commandement du célèbre chef de guerre Chamil Bassaïev et son allié, le Jordanien de tendance wahhabite Habib Abd Ar-Rahman Khattab, représentait, certes, une menace sérieuse, mais, en y répondant par une guerre totale, la Russie choisissait de ne pas aborder les problèmes du nord du Caucase.

Ce faisant, les généraux russes tournaient manifestement le dos aux leçons de leur défaite de 1996, pensant à nouveau venir à bout de la résistance tché-tchène en concentrant plus de moyens militaires dans le pays. De 35 000 soldats envoyés en Tchétchénie en 1994, on est passé à 90 000 en 1999, soit l'équivalent du corps expéditionnaire soviétique en Afghanistan. Les autorités se sont également employées à faire taire les critiques des médias. Après les "prises de contrôle hostiles" de la chaîne indépendante NTV, qui avait couvert le précédent conflit de manière critique, et le rachat par le géant gazier Gazprom de l'hebdomadaire Itogui, un nouveau scandale a mis en lumière les atteintes à la liberté de la presse à Moscou : l'arrêt d'un tribunal ordonnant la fermeture de TV6, la dernière chaîne de télévision nationale à échapper au contrôle du Kremlin (5).

Les généraux russes se sont également mépris sur les divisions entre Tchétchènes. Il est vrai que la Tchétchénie connaissait une situation de guerre civile en 1999. Mais comment oublier qu'à l'automne 1994 la république caucasienne se trouvait dans la même situation - que l'autorité du président Jokhar Doudaïev ne dépassait pas le périmètre du palais présidentiel ? Ce qui n'a pas empêché les Tchétchènes, qui n'oublient pas les déportations de masse de 1944, de passer outre leurs dissensions pour résister à l'envahisseur... La campagne "antiterroriste" n'a pas non plus réussi à neutraliser les principaux chefs de la résistance tchétchène. MM. Bassaïev et Khattab continuent à mener des opérations militaires contre les troupes russes. Et, si les Russes ont réussi à se rallier l'ancien mufti de Tchétchénie Ahmad Qadirov, leur tentative de mettre en place une administration locale a peu de chances d'aboutir. Un "gouvernement" conduit par ce dernier, pourfendeur de l'islam wahhabite et partisan de la traditionnelle tariqat soufie, ne survivra pas à un retrait militaire russe. L'ancien mufti a d'ailleurs été la cible de plusieurs tentatives d'assassinat, et son bras droit, Adam Denïev, est mort lors d'une attaque à la bombe des indépendantistes en avril 2001.

Les horreurs commises par l'armée russe suffisent à rendre illégitime, du point de vue tchétchène, toute collaboration avec Moscou, quelle qu'en soit la raison. Nous ne sommes plus en 1999, lorsque le peuple tchétchène, éprouvé par des années de chaos et de conflits comme par le règne des seigneurs de la guerre, aurait favorablement accueilli n'importe quelle tentative de stabilisation, fût-elle russe. Mais, de toute évidence, l'opinion publique tchétchène n'entre pas dans les calculs des décideurs russes. On se demande, en fait, comment la Russie peut prétendre que les Tchétchènes sont des citoyens de la Fédération alors que son armée sur place se comporte en force occupante.

Si le bruit des armes a initialement favorisé le changement à la tête de l'Etat russe, la poursuite du conflit devient douloureuse et rappelle en permanence la faiblesse de la Russie. Moscou aurait donc intérêt à y mettre un terme. Une première rencontre entre M. Ahmed Zakaïev, représentant du président tchétchène Aslan Maskhadov (6), et M. Viktor Kazantsev, représentant du président russe Vladimir Poutine, à l'aéroport de Moscou, le 18 novembre 2001, est restée sans suite ; et les opérations militaires se sont intensifiées, malgré les rigueurs de l'hiver. Les négociations devront nécessairement aborder les questions difficiles de la représentation politique et du contrôle militaire dans la République caucasienne, notamment le désarmement des troupes rebelles ou leur incorporation dans les forces de police locales, et du retrait de l'armée russe. Quant à la question épineuse du statut politique de la Tchétchénie, si on peut la laisser de côté lors d'un accord initial, elle doit nécessairement faire l'objet d'une entente de principe.

Selon des sources russes, le président Poutine a posé deux conditions préalables à des pourparlers avec son homologue tchétchène Aslan Maskhadov : "le désarmement et des discussions sur un retour à la paix (7)". Pour sa part, M. Maskhadov a déclaré qu'il était prêt à négocier avec Moscou et s'est démarqué des chefs tchétchènes partisans d'une ligne plus dure - "en attaquant le Daghestan, Bassaïev a provoqué la guerre avec la Russie", a-t-il affirmé à la radio allemande Deutsche Welle.

L'esprit guerrier des Tchétchènes leur a permis de remporter de remarquables victoires sur une puissance supérieure, mais il a entraîné en même temps des tragédies pour leur peuple. La résistance de 1994-1996 n'a jamais débouché sur un commandement intégré et unifié. C'est pourquoi les différents seigneurs de guerre ont pu imposer leur loi, causant une instabilité permanente qui a plongé la Tchétchénie dans le chaos : du retrait russe de 1996 à 1999, la République, de facto indépendante, représentait un Etat en pleine débâcle (8). Les seules activités économiques étaient illicites, voire criminelles : industrie de la prise d'otages, trafic d'armes ou piratage du pétrole acheminé par l'oléoduc Bakou-Novorossisk.

Arrêter le bain de sang

Désireux d'éviter une guerre civile et ignorant des intentions russes, le président Maskhadov n'a même pas essayé de tenir la bride aux différents groupes armés, révolutionnaires wahhabites et autres bandes criminelles (9). Or les Tchétchènes espéraient en majorité une normalisation après des années de troubles et de guerre, et cette indépendance avec un président sans pouvoir et des seigneurs de la guerre faisant la loi les a profondément déçus. Si, en 1994-1996, la résistance tchétchène se battait pour l'indépendance nationale, actuellement, elle relève plus d'un simple rejet de l'invasion russe que d'un combat pour un objectif politique.

La guerre "antiterroriste" menée par les Etats-Unis place la Russie dans une posture plus difficile encore. Certes, le président Poutine s'efforce d'établir un parallèle entre la guerre en Tchétchénie et l'offensive américaine, insistant sur les liens entre la faction islamique de la résistance tchétchène et le réseau Al-Qaida. Cependant, le Kremlin sait que, une fois la campagne d'Afghanistan terminée, un nouveau rapport de forces géopolitique verra le jour dans le "ventre mou" qu'est l'Asie centrale. D'où le sentiment d'urgence au Caucase (10). Malgré le silence présidentiel, certains hommes politiques russes s'opposent ouvertement à un stationnement à long terme des forces américaines en Asie centrale, tandis que les médias spéculent sur une résurgence de la rivalité russo-américaine concernant la Transcaucasie. Comme l'a dit un analyste, la lune de miel est terminée (11).

Les pressions s'accentuent donc pour que Moscou mette un terme à la guerre. Non seulement le conflit occasionne des pertes énormes, mais il a paralysé la réforme militaire promise par le chef de l'Etat russe. Qui plus est, il engloutit toutes les ressources militaires de la Russie. La seule solution pour Moscou consiste à effectuer un nouveau retrait militaire, et c'est bien là son dilemme. Livrée au chaos et à l'incertitude, la Tchétchénie d'après-guerre risque fort de ressembler à celle d'avant-guerre, sans parler du camouflet que subirait un président russe ayant fait de la victoire militaire le cheval de bataille de sa campagne électorale. Depuis une décennie, malgré les limites évidentes de leur option militaire, les dirigeants russes n'ont élaboré aucune autre politique tchétchène. Pourtant, un retrait militaire paraît la seule solution pour arrêter le bain de sang. Entre pensée impériale russe et esprit belliqueux tchétchène, l'histoire n'arrête pas de se répéter dans le Caucase.

VICKEN CHETERIAN
Journaliste, Erevan


(1) Selon Human Rights Watch, 260 000 personnes ont été déplacées en Tchétchénie et 170 000 se sont réfugiées en Ingouchie. (retour)

(2) Selon des sources russes citées par le Neue Zürcher Zeitung des 3-4 novembre 2001, l'intervention militaire russe de 1999 en Tchétchénie a fait 15 000 victimes parmi les combattants, soit 3 438 soldats russes et 11 000 rebelles tchétchènes. Ces sources ne font pas état des pertes civiles. (retour)

(3) Cf. Un héros de notre temps, de Mikhaïl Lermontov, coll. " Folio ", Gallimard, Paris, 1998, et Les Cosaques, de Léon Tolstoï, Gallimard, 1938, qui reflètent la résistance des Tchétchènes, des Tcherkesses et d'autres peuples du Caucase à l'expansion russe. (retour)

(4) Pour un parallèle entre le Tatarstan et la Tchétchénie, lire " La voie étroite du Tatarstan ", Le Monde diplomatique, septembre 1995. (retour)

(5) NTV et Itogui appartenaient à l'oligarque Vladimir Goussinski, TV6 à M. Boris Berezovski. (retour)

(6) Elu en 1997 sous la supervision de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. (retour)

(7) Nezavisimaya Gazeta, Moscou, 17 janvier 2001. (retour)

(8) Lire Isabelle Astigarraga, " Tchétchénie, trois ans de chaos ", Le Monde diplomatique, mars 2000. (retour)

(9) Lire l'interview du président Aslan Maskhadov dans Chienne de guerre, d'Anne Nivat, Fayard 2000. (retour)

(10) Lire Gilbert Achcar, " Jeu triangulaire entre Washington, Moscou et Pékin ", in Le Monde diplomatique, décembre 2001. (retour)

(11) Pavel Felgenhauer, " U.S. Is a Demanding Spouse ", in Moscow Times, 24 janvier 2002. (retour)

LE MONDE DIPLOMATIQUE | MARS 2002 | Page 14
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