Avant d'aller servir en Tchétchénie, les jeunes appelés russes subissent une " formation " à coups d'humiliations et de violences répétées.

"Tu seras un homme, mon fils"

3 août 2002

TéléObs N° 466 (3/8/2002)

23h15 - France 3 Documentaire.


"Maintenant, je sais que c'est une maison de fous", lance le jeune Volodya après six mois d'enfer quotidien. Il était pourtant volontaire pour entrer dans l'armée et aller lutter contre les "terroristes" tchétchènes. Il ignorait que les atteintes aux droits de l'homme, avant de s'exercer contre les "ennemis de la Fédération", sévissent d'abord à l'intérieur même de l'armée russe.

Primé au dernier Festival international des Programmes audiovisuels de Biarritz, ce documentaire de Paul Jenkins, réalisé pour Channel 4, nous montre, de l'intérieur, les brimades, les humiliations et les brutalités dont sont victimes les jeunes appelés qui iront, après leur "formation", servir en Tchétchénie ou en Abkhazie, une région située entre la Russie et la Géorgie où une guerre civile larvée se poursuit à coups de mines et d'attaques de commandos, dans l'indifférence générale.

Si toutes les armées du monde pratiquent un bizutage musclé, on est ici loin des fines plaisanteries traditionnelles consistant à demander à une jeune recrue apeurée et tondue de frais "d'aller chercher les clefs du champ de tir". Selon les associations qui dénoncent ces pratiques, plusieurs milliers de morts provoquées par les brutalités - que la consommation effrénée de vodka rend incontrôlables - sont à déplorer chaque année.

Pas étonnant alors que 60000 jeunes Russes se débrouillent pour échapper au service militaire d'une durée de deux ans qui concerne 300000 appelés chaque année. C'est que, non contents d'aller servir en Tchétchénie où les victimes sont nombreuses, ils risquent de perdre, sinon la vie, du moins leur santé psychique pendant les longs mois où ils seront livrés au bon vouloir des "grands-pères".

L'appellation désigne les anciens, ceux qui ont déjà un an de service et dont une tradition bien établie veut qu'ils transforment les jeunes recrues en domestiques, taillables et corvéables à merci. Ils doivent ainsi faire le lit de leurs aînés, les fournir en alcool et cigarettes, accomplir à leur place les corvées, sous la menace permanente de violences organisées, dans l'indifférence quasi générale des officiers chargés de les encadrer.

Il faut dire, ce qui ne les excuse bien entendu pas, que ces derniers ont déjà fort à faire. Locaux délabrés, uniformes en lambeaux, absence générale de moyens financiers: l'armée russe n'est plus ce qu'elle était. Et ce ne sont pas les vociférations caricaturales d'un général fort mécontent d'assister à une revue à la mise en scène déplorable qui pourront y changer grand-chose.

Dans des bâtiments à l'abandon plantés au milieu de champs de boue, les journées des appelés russes ressemblent par ailleurs à celles de tous les appelés du monde. Le crâne tondu, l'air hagard de celui qui se demande dans quel monde absurde il est tombé, ils creusent des trous destinés à être bientôt rebouchés, montent des gardes inutiles autour de chars en panne ou vérifient pour la dixième fois que leur lit est bien au carré.

Quelques officiers tentent bien de lutter contre ces traditions de violence transmises de génération en génération. Mais on sent bien qu'ils ne parviennent à rien, dans un univers où le respect de l'autre semble être la dernière des perversions occidentales.

Après avoir enduré ce régime d'esclavage pendant de longs mois, les jeunes, venus pour apprendre "ce que c'est d'être un homme", comme disent leurs mères, se transformeront allègrement en nouveaux tortionnaires. On comprend mieux pourquoi, une fois lâchés au milieu des "terroristes", ils seront capables des pires exactions.

Et l'on se demande même si ces humiliations subies pendant leur apprentissage ne font pas partie intégrante d'une formation visant à instituer la violence et le mépris de l'autre comme seules règles de vie en société.

Pour dénoncer les brutalités, les tortures, faut-il les montrer, au risque de s'en rendre complice? Ce documentaire très dur nous montre, à de nombreuses reprises, des scènes de violence où des appelés plus anciens frappent de jeunes recrues, en général dans les salles de douches où la surveillance est moindre. Comment ces scènes, où les soldats ont le visage brouillé pour les rendre non identifiables, ont-elles été tournées? Ce sont des images captées par les appelés eux-mêmes, nous dit le commentaire. Pour que cela soit possible, il faut qu'elles aient été tournées par les tortionnaires. Dans quel but? Cela reste un mystère qui jette un trouble sur la force de ce document par ailleurs admirable.

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