Rafles, tortures, disparitions : la petite république du Caucase continue de souffrir. L'ouverture de négociations ne pourrait être qu'un leurre en direction de l'Occident
Pendant ce temps, en Tchétchénie
2
décembre 2001
Natalie Nougayrède
Le Monde
Qui parle encore de la Tchétchénie ? Il y a bien ce reportage, un soir, à la télévision russe, montrant une opération des forces spéciales russes atterrissant par hélicoptère dans une forêt enneigée, en montagne, l'il collé à la lunette de tir du fusil. Mais il n'y a que du silence, pas un combattant tchétchène en vue, alors, les soldats font demi-tour, flanqués de l'équipe de télévision qui assure : "Demain, ils reviendront achever leur tâche." Image aseptisée, dépourvue de tout signe de violence, de souffrance. Guerre virtuelle, invisible pour le Russe moyen. Puis, une autre séquence : un bataillon ayant achevé son tour de service se retire en grande pompe de Tchétchénie. Visages soulagés des jeunes appelés russes : ceux-là sont vivants, ils rentrent à la maison. Derrière l'orchestre et les généraux qui distribuent des médailles, une banderole rouge : "Servir la patrie, oui, il y a bien une telle profession !"
La Russie a déployé environ 100 000 hommes armés en Tchétchénie. La guerre a fait officiellement 3 500 morts, mais les organisations de mères de soldats en comptent trois fois plus. Le conflit dure depuis octobre 1999, quand Vladimir Poutine donnait l'ordre de l'assaut, en réponse à ce que le pouvoir russe considérait comme une agression avérée des forces tchétchènes : une attaque contre des villages au Daghestan en août, et des explosions d'immeubles en septembre, jamais élucidées, qui firent environ 300 morts et que Moscou met désormais automatiquement en parallèle avec les attentats aux Etats-Unis, parlant de "nos attentats de septembre à nous".
La résistance tchétchène prend la forme d'une guérilla partisane, ayant réussi cet été à s'emparer de localités importantes, telle Goudermes. Pour de courtes périodes, mais cela prouva que la situation était loin d'être "pacifiée" ou "sous contrôle", comme le prétend Moscou. Le conflit s'est enlisé. L'idée a apparemment fait son chemin, dans les milieux proches du Kremlin, qu'il faut désormais chercher une porte de sortie présentable. Une rencontre a eu lieu dans un aéroport de Moscou le 18 novembre, entre deux émissaires des présidents russe et tchétchène. Ce qui, au-delà de l'absence de résultats immédiats, est un tournant : Vladimir Poutine, en dépêchant son représentant personnel, le général Viktor Kazantsev, auprès de l'envoyé de Aslan Maskhadov, reconnaissait de facto ce dernier comme interlocuteur valable, alors qu'il avait refusé jusque-là d'établir le moindre contact avec l'élu tchétchène, qu'il qualifiait de "bandit".
Toutefois, du côté des défenseurs russes des droits de l'homme, que le Kremlin tolère plus qu'il ne les écoute, c'est la circonspection la plus totale. Pour Oleg Orlov, de l'association Mémorial, fondée par Andreï Sakharov, l'ébauche d'ouverture de négociations est "malheureusement, très probablement, une démarche de Poutine destinée avant tout à l'Occident", pour montrer ses bonnes dispositions de nouvel "allié". "Il sait que pour les Occidentaux, en Tchétchénie, la Russie tue des gens. Il doit prévenir des mouvements d'opinion, de nouvelles critiques. Il doit résoudre la situation, ou au moins faire semblant. Mais l'expérience de gestes précédents vers la négociation, jamais aboutis, nous fait douter du contenu réel de la démarche, dit Oleg Orlov. Quant aux Tchétchènes, ils ont toujours dit qu'ils étaient prêts à négocier."
Les Tchétchènes, les habitants de cette république du Caucase autoproclamée indépendante en 1991 continuent de souffrir loin des caméras. Les rafles, les tortures dans les centres de détention, les disparitions et les échanges de prisonniers contre de l'argent versé par les familles, bref, tout ce qu'un conseiller du Kremlin décrit, en privé, comme "le sale business de cette guerre", tout cela continue dans une routine macabre. L'accès libre des journalistes au territoire est interdit. Pour avoir une description de la situation, il faut, par exemple, s'adresser à Zaïnap Gachaeva, une Tchétchène qui dirige une petite association humanitaire, Echo de la guerre, et qui devait, cette semaine, parler devant un séminaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg. "La Tchétchénie comptait 1,2 million d'habitants en 1989. Il en reste aujourd'hui 300 000 selon nos évaluations, à l'intérieur de la république."
Où sont les autres ? "Peut-être 100 000 ont été tués" depuis 1994, dit-elle, en incluant la première guerre. Mémorial fait sensiblement le même calcul, estimant à 50 000 les victimes de 1994 à 1996, puis "des dizaines de milliers" depuis octobre 1999. 300 000 Tchétchènes sont réfugiés en Ingouchie, selon l'ONU, où les conditions dans les campements alarment les humanitaires. "Le froid est là et de nouvelles tentes n'ont pas été fournies" par les autorités russes, "alors que les maladies se répandent chez les femmes et les enfants", selon une représentante d'organisation médicale. D'autres Tchétchènes, comme de nombreux Russes de Tchétchénie, se sont éparpillés, affolés, à travers la Russie et d'autres républiques. Face à un tel décompte, il en faut peu pour que Zaïnap Gachaeva, femme éduquée qui travaillait avant-guerre comme économiste à Grozny et Moscou, ne conclue : "Ce qui se produit est une tentative de réduire un peuple à néant."